Le sommet Russie-Afrique qui s’est tenu à Saint-Pétersbourg a suscité un intérêt considérable la semaine dernière au moment où Moscou cherche à gagner les cœurs et les esprits sur le continent africain.
Bien entendu, la rhétorique antioccidentale était très présente dans les discours principaux. Seuls dix-sept dirigeants africains ont assisté à cette édition, contre quarante-trois lors du sommet de 2019 à Sotchi. Le conseiller du président russe, Iouri Ouchakov, affirme que c’est le résultat de la pression occidentale exercée sur les dirigeants pour qu’ils déclinent l’invitation.
Le discours central dans de nombreux médias d’État russes est le passé colonial occidental dans les pays africains et son héritage néfaste, par opposition aux tentatives russes de construire un système mondial multipolaire et donc plus égalitaire, avec les pays africains comme véritables partenaires.
Steve Rosenberg, un journaliste de BBC News, dans son analyse avant le sommet, a passé en revue les journaux russes, notamment Izvestia, un quotidien farouchement pro-Kremlin qui a publié un article d'opinion de Petr Tolstoï, le vice-président de la Douma. Ce dernier affirme que «les pays occidentaux ne semblent pas pouvoir se guérir de leur mentalité coloniale qui s'est développée au fil des siècles». M. Rosenberg conclut qu’il faut «s’attendre à ce que les responsables russes répètent cette accusation au cours des deux prochains jours, car ils savent qu’elle est bien accueillie dans certaines parties de l’Afrique».
Le concept de multipolarité égale est soutenu par de nombreux dirigeants africains. Dans son discours d’ouverture du sommet, Azali Assoumani, président des Comores et chef de l’Union africaine (UA), déclare: «Le monde multipolaire du XXIe siècle ne peut pas se refermer sur lui-même. C’est pour cette raison que l’Afrique veut avoir un partenariat équitable et mutuellement bénéfique avec le monde entier. Il est évident pour nous que la Russie occupeune place spéciale dans notre partenariat et nous sommes prêts à collaborer partout dans le monde.»
Si cela signifie un partenariat réduit avec l’Occident, que peut offrir la Russie à l’Afrique? Moscou vise à établir des relations qui revêtent une importance pour l’ensemble du continent, au niveau bilatéral ou multinational au moyen d’organisations comme l’UA. La sécurité alimentaire est primordiale pour toute l’Afrique, surtout après que la Russie a mis fin à sa participation à l’accord sur les céréales de la mer Noire. La décision du gouvernement russe d’offrir gratuitement des céréales à six pays – le Burkina Faso, le Mali, la Somalie, le Zimbabwe, la République centrafricaine et l’Érythrée – est une décision stratégique pour gagner les cœurs et les esprits sur le continent.
D’un point de vue bilatéral, les besoins technologiques figurent parmi les collaborations stratégiques abordées. À titre d’exemple, la Russie est prête à partager avec l’Afrique ses technologies développées dans le domaine de l’extraction et de la vente de métaux précieux, selon Yulia Goncharenko, directrice du Département de la réglementation d’État sur l’industrie des pierres et des métaux précieux du ministère des Finances.
La Russie est également intéressée par la poursuite de la coopération avec les pays africains dans le secteur de l’énergie. Pendant de nombreuses années, des spécialistes soviétiques et russes ont conçu et construit de grands centres énergétiques en Angola, en Égypte, en Éthiopie et dans d’autres pays du continent, pour une capacité totale de 4,6 gigawatts, soit le quart de la capacité hydroélectrique de l’Afrique. Plus de trente projets énergétiques prometteurs avec une participation russe dans seize États africains sont actuellement à divers stades de développement. Les sociétés russes Gazprom, Rosneft, Lukoil et Zarubezhneft se sont engagées dans le développement de gisements pétroliers et gaziers en Algérie, en Égypte, au Cameroun, au Nigeria et au Congo.
«Moscou vise à établir des relations qui revêtent une importance pour l’ensemble du continent, au niveau bilatéral ou multinational au moyen d’organisations comme l’Union africaine.»
Dr Diana Galeeva
Les répercussions de la guerre en Ukraine rapprochent également la Russie de l’Afrique concernant plusieurs domaines économiques et financiers. Parmi les principales discussions du sommet figure l’utilisation des monnaies nationales dans les accords commerciaux, y compris le rouble russe. À cet égard, la Nouvelle Banque de développement, anciennement connue sous le nom de «Brics Development Bank» – qui comprend désormais l’Égypte, le Bangladesh et les Émirats arabes unis (EAU), ainsi que des banques régionales de développement – soutient les initiatives des pays en développement sur tous les continents. Des accords ont été conclus en matière d’utilisation des monnaies nationales dans les transactions commerciales. «Il s’agit d’un outil stratégique pour trouver un équilibre des forces et construire un monde plus juste et un nouvel ordre mondial, multipolaire et multilatéral», déclare Dilma Rousseff, l’ancienne présidente brésilienne et actuelle directrice de la Nouvelle Banque de développement.
Une autre orientation stratégique façonnée par la géopolitique est l’engagement de la Russie dans la réorientation des flux de transport et de logistique vers les États du Sud, y compris l’Afrique. Le corridor international de transport Nord-Sud vise à donner accès à des zones allant du Golfe à l’océan Indien, permettant ainsi aux marchandises russes d’atteindre l’Afrique par la route maritime la plus courte. Naturellement, ce corridor peut également être utilisé pour approvisionner le marché russe en produits africains.
Enfin, le patron du groupe Wagner, Evguéni Prigojine, a été aperçu au sommet, ce qui soulève la question de la sécurité et des relations militaires russo-africaines. Avant le sommet, le quotidien russe Nezavissimaïa Gazeta commentait que «les principales sphères d’influence du groupe Wagner en dehors de la Syrie et de l’Ukraine sont la Libye, la République centrafricaine, le Soudan et le Mali» et il ajoutait que «les ressources militaires de Wagner en Afrique sont considérables».
L’ambassadeur de Russie en République centrafricaine a déclaré à l’agence de presse nationale russe RIA Novosti que mille huit cent quatre-vingt-dix «instructeurs russes» soutiennent les troupes gouvernementales dans la guerre civile dans ce pays, ajoutant qu’il y aurait jusqu’à mille deux cents mercenaires en Libye, tandis qu’au Mali, la junte antioccidentale a fait appel à plusieurs centaines de combattants de Wagner. L’agence de presse prédit que le groupe Wagner se concentrera désormais sur le Soudan, qui «jouera un rôle important dans la nouvelle stratégie africaine de la Russie». Si M. Prigojine et ses combattants réussissent sur ce front, leur prochain objectif pourrait être l’Érythrée. Cette situation pourrait donner lieu à des prédictions à plus grande échelle sur le rôle militaire croissant de la Russie en Afrique.
Dans l’ensemble, le message du sommet était «From Russia with Love», montrant une Russie soucieuse d’un monde plus égalitaire et coopératif par rapport aux inégalités persistantes dans les relations occidentales. Le chaleureux accueil réservé par le président, Vladimir Poutine, aux dirigeants africains, démontre la façon dont la Russie reconfigure ses alliances traditionnelles. Il est évident que le continent africain occupe une place hautement stratégique pour Moscou dans de nombreux domaines. Cette politique se poursuivra au moins à court et moyen terme, avec des initiatives aux répercussions instantanées, mêlées à des investissements et à une interdépendance à plus long terme. Nombre de pays du continent africain semblent accueillir favorablement ce message, avec des dirigeants enthousiastes à l'idée des opportunités économiques, politiques, militaires et autres considérations géopolitiques et stratégiques qu'il offre.
La Dr Diana Galeeva est une ancienne intervenante académique au St. Antony’s College de l’Université d’Oxford (2019-2022)
Twitter: @Dr_GaleevaDina
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com