Dans une tribune publiée le 4 mars dans la prestigieuse revue américaine Foreign Affairs, les deux historiens politologues Liana Fix et Michael Kimmage se posent la question cruciale: «Et si la Russie perdait la guerre?», choisissant pour sous-titre à leur article la nuance suivante: «Une défaite de Moscou ne sera pas une victoire claire pour l'Occident.»
S'il paraît clair que la défaite de la Russie dans l’invasion de l'Ukraine est plus que probable, l'issue de la guerre ne profitera pas néanmoins à l'Europe ni aux États-Unis, qui sont les principaux soutiens du gouvernement de Kiev.
La déroute des forces russes engagées dans la guerre en Ukraine peut prendre plusieurs formes: l'enlisement de l'armée de Poutine face à une résistance tenace soutenue de l'extérieur, le coût exorbitant de l'occupation militaire qui aurait pour conséquence de miner le moral des soldats, le prix économique et politique excessif à payer pour mener cette aventure militaire qui a déjà conduit à l'isolement de la Russie sur le plan international...
Les guerres du XXIe siècle se jouent en effet sur le terrain des opinions publiques, sous les projecteurs des médias, et elles repoussent entièrement les frontières habituelles entre le militaire et le civil, qui étaient les déterminants légitimes des états de violence entre les acteurs étatiques.
Fix et Kimmage envisagent même de profondes répercussions de la guerre ukrainienne sur la situation interne de la Russie, en postulant le fait que Poutine pourrait perdre le soutien des élites et des oligarques russes, nécessaire pour poursuivre la guerre et accaparer le pouvoir. La défaite militaire est souvent fatale pour les régimes politiques forts et l'histoire impériale de la Russie a couramment démontré que les grands changements politiques découlent des guerres perdues.
Mais la défaite russe coûterait également cher pour l'Occident. La reconstruction des infrastructures ukrainiennes détruites, l'intégration de l'Ukraine dans le système de défense occidental (l'Otan) et dans l'Union européenne représenteraient un défi difficile pour les Américains et les Européens.
Une Russie affaiblie et déstabilisée est la plus grande menace stratégique pour la pérennité et l'équilibre de l'ordre mondial. La Chine tirerait son épingle du jeu en s'imposant comme la puissance dominante de l'espace eurasiatique; elle «pourrait tenter de consolider son influence sur une Russie amenuisée , ce qui conduirait précisément à une forme d'émergence de nouveaux blocs et à la domination chinoise que l'Occident voulait empêcher au début des années 2020».
Au lieu d'une compétition ou d'un affrontement des idéologies ou des systèmes de valeurs concurrents, nous assistons aujourd'hui au réveil des nationalismes en Europe, dont les deux nationalismes en guerre, russe et ukrainien. Bien que les deux pays soient étroitement liés historiquement et géographiquement, il n'en demeure pas moins vrai que l'une des clés d'intelligibilité de l'actuelle guerre est l'animosité de longue date entre le nationalisme russe slave et le nationalisme ukrainien germanophile.
En soutenant le gouvernement de Kiev, les États de l'Union européenne s'inscrivent dans la continuité des actions qui visaient, par le passé, à imposer à la Russie le repli sur ses frontières de l'Oural.
Un long et confus débat stratégique a surgi après la fin de la guerre froide au sujet du statut de la nouvelle Russie dans l'espace européen en voie d'élargissement.
Si des voix, en Russie et dans la vieille Europe, ont préconisé l'intégration de la fédération russe dans le système de partenariat et de défense européen dans l'intérêt des deux parties, la politique d'endiguement a fini par prévaloir dans l'approche européenne vis-à-vis de la Russie.
Le recours à la force militaire pour résoudre ce dilemme géopolitique (le rétrécissement de l'espace vital européen de la Russie) ne pourrait qu'aggraver l'isolement de Moscou. Il y a lieu de remarquer cependant qu'une équation stratégique viable en Europe nécessite à coup sûr la prise en considération des intérêts russes.
Le général de Gaulle disait autrefois que la seule Europe qui compte est celle qui s'étend «de l'Atlantique à l'Oural»; le dernier président soviétique, Gorbatchev, a repris à la fin de la guerre froide cette même idée dans son projet de la «maison commune européenne».
Les trois dernières décennies ont été marquées par l'échec patent des politiques européennes vis-à-vis de la Russie.
Seyid Ould Abah est professeur de philosophie et sciences sociales à l’université de Nouakchott, Mauritanie, et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l’auteur de plusieurs livres de philosophie et pensée politique et stratégique.
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