La récente guerre d'Ukraine a déjà bouleversé le monde occidental. Le retour du spectre de la guerre en Europe est une réalité amère: les scènes les plus sombres de «la guerre froide» refont surface; la menace nucléaire est une éventualité qui n’est pas exclue.
Loin de nous l'ambition de cerner les répercussions profondes de ce séisme stratégique. Nous nous limiterons à aborder son impact général sur les relations internationales. Des analystes ont déjà signalé que l'invasion russe en Ukraine s'inscrit dans la même logique que les dernières interventions occidentales au Moyen-Orient, qui visaient le changement des régimes politiques par la force.
Ces dernières, qui se sont déroulées en Irak, en Afghanistan et en Libye, étaient en effet marquées par les mêmes caractéristiques que la dernière guerre d'Ukraine: l'emploi des armes de destruction massive, l'anéantissement des armées régulières, la démolition des infrastructures civiles, la destitution des pouvoirs en place.
Ces guerres ont contrevenu aux règles du droit international en vigueur dans le système des relations interétatiques instauré après la Seconde Guerre mondiale.
Un glissement sémantique graduel dans la philosophie des relations internationales a été en effet remarqué dans la pensée politique occidentale des dernières années. En lieu et place du sacro-saint principe de la souveraineté des États et de la non-intervention dans leurs affaires internes, la grammaire normative de la géopolitique occidentale a fini par intégrer dans son logiciel la vieille thématique théologique de «guerre juste» ainsi que les notions de «devoir d'ingérence» et de «libération politique des peuples opprimés».
Si ces notions ont été aisément arrimées au modèle libéral d'émancipation et d'autonomie, elles ont néanmoins posé un grand dilemme théorique et juridique à la doctrine qui régit les relations internationales.
L'un des effets cruciaux de cette controverse engendrée par les guerres d'intervention «humanitaire» est le retour à la vieille formule de «concert des nations» et à son système corollaire d'équilibre des forces en fonction des espaces stratégiques des puissances mondiales.
Les deux initiatives de regroupement et de concertation à l'échelle mondiale (le G8 et le G20) répondaient à ce souci d'équilibre entre les acteurs principaux de l'échiquier géopolitique international.
Deux questions sont cependant restées irrésolues: l'une concerne l'impact de la dynamique unificatrice de la mondialisation technologique et économique sur les rapports internationaux, l'autre le visage même du système mondial, eu égard à la place désormais prépondérante des nations non occidentales au sein de ce système. C’est donc sur ces deux plans que le statut géopolitique et diplomatique de la Russie est posé.
Contrairement à une idée largement partagée, la Russie de Poutine n'est animée d'aucune vocation idéologique. Le souverainisme conservateur illibéral ne peut être considéré comme une nouvelle ligne de fracture idéologique qui entraînerait la division du monde en blocs antinomiques, malgré l'influence réelle du modèle russe sur les cercles de l'extrême droite européenne.
Poutine se présente même comme le vrai leader de la civilisation occidentale dans son génie propre, son identité religieuse et culturelle préservée des tares du libéralisme individualiste et nihiliste. Il ne met pas en cause la dynamique de la mondialisation, mais prône plutôt son ajustement aux intérêts nationaux de son pays.
Sans céder à la tentation facile du discours de «la nouvelle guerre froide», la Russie de Poutine s'est engagée dans les dernières décennies à se positionner confortablement dans son espace eurasiatique (de Brest à Vladivostok, selon la délimitation de l'historien Thomas Gomart).
L'annexion de la Crimée, en 2014, et le contrôle récent du Donbass ukrainien visent le même objectif: la défense de l'espace stratégique russe, qui s'étend le long du monde slave, au-delà des frontières étroites de l'ancienne Moscovie.
À coup sûr, le prix à payer pour faire aboutir cette dernière aventure en Ukraine sera exorbitant; les sanctions drastiques décidées par le bloc occidental auront un effet dur sur l'économie russe; la totalité du système international sera lourdement et définitivement affectée par la guerre actuelle.
Bertrand Badie a publié en 2016 un ouvrage incisif, Nous ne sommes plus seuls au monde, dans lequel il met en évidence la réalité complexe de l'ordre mondial, qui nécessite l'ouverture salutaire sur les nouvelles puissances non occidentales émergentes dans l'intérêt de la stabilité et l'harmonie du système international.
La récente guerre d'Ukraine est la consécration notoire de la véracité de son diagnostic.
Seyid Ould Abah est professeur de philosophie et sciences sociales à l’université de Nouakchott, Mauritanie, et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l’auteur de plusieurs livres de philosophie et pensée politique et stratégique.
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