L’Occident, atteint d’une amnésie élective

Des réfugiés ukrainiens sont aidés par un gendarme roumain après leur arrivée au poste frontière de Siret entre la Roumanie et l'Ukraine le 18 avril 2022. (Daniel MIHAILESCU / AFP)
Des réfugiés ukrainiens sont aidés par un gendarme roumain après leur arrivée au poste frontière de Siret entre la Roumanie et l'Ukraine le 18 avril 2022. (Daniel MIHAILESCU / AFP)
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Publié le Jeudi 21 avril 2022

L’Occident, atteint d’une amnésie élective

L’Occident, atteint d’une amnésie élective
  • Ce qui se passe en Ukraine, ça me «parle», moi, natif d’une ville-martyre (Guelma) de l’innommable guerre d’Algérie
  • Oui, en Ukraine, il y a eu crimes de guerre. Comme il y en eut en Palestine, dont la population vit sous un «système cruel de domination et un crime contre l’humanité», selon Amnesty International

Depuis deux mois, et grâce à vos reporters admirables de courage et d’abnégation, la France entière a pu suivre, jusqu’à l’insoutenable, les crimes commis par l’armée russe. Jamais des journalistes n’avaient, sur un champ de bataille, fait preuve d’autant de diligence, de compassion et d’omniprésence!
Sur LCI, un grand reporter de guerre s’est écrié: «C’est normal qu’il y ait autant de journalistes, pour un événement aussi considérable, quand même!» Et puis, cela se passe en Europe, pas à Bagdad ou à Gaza, quand même!
 

L’Otan vous dit «Merci!»
Sur fond de reportages réalisés en direct, vous vous démenez entre débats et analyses d’experts, d’anciens généraux et même d’un ex-espion du KGB, plastronnant, enrôlé par la rédaction comme consultant (1)! Aucune ville dévastée par les Russes n’a échappé à vos caméras, jusqu’au martyre de Boutcha, un calvaire qui a, en effet, de quoi révulser les consciences à travers le monde.
Vous ne faites que votre travail, me diriez-vous. Et moi, je me demande ce que pensent les habitants de Gaza d’une telle mobilisation: eux, ils n’avaient vu aucune de vos caméras venir filmer les crimes de guerre, documentés, commis par «l’armée la plus morale du monde»! Pourtant, Gaza connut dix, vingt «Boutcha»! Et les images terribles que je vois sur vos écrans me rappellent d’autres «Boutcha».
Ce qui se passe en Ukraine, ça me «parle», moi, natif d’une ville-martyre (Guelma) de l’innommable guerre d’Algérie. Innommable, parce que vos références historiques évoquent Katyn (1940), Oradour-sur-Glane (1944), mais Sétif et Guelma, en Algérie un certain 8 mai 1945, ou Sakiet-Sidi-Youcef en Tunisie, le 8 février 1958, aux oubliettes! Sans doute que, pour votre grand reporter de guerre, 10 000 à 45 000 victimes civiles, et victimes de l’armée française, ce n’était pas «considérable»! Qu’il revisite donc l’histoire des sept dernières décennies: le «camp du Bien», celui des «nations civilisées», a causé des centaines de «Boutcha» en Afrique noire, au Maghreb, au Moyen-Orient, en Asie…
Oui, en Ukraine, il y a eu crimes de guerre. Comme il y en eut en Palestine, dont la population vit sous un «système cruel de domination et un crime contre l’humanité», selon Amnesty International. Constat que l’on retrouve dans les rapports de Human Right Watch et de l’ONG israélienne B’Tselem…
Pour le peuple de Gaza, vous avez toujours été aux abonnés absents. En Ukraine, vous êtes en mission. Et vous y faites votre job de missionnaires. Au service d’une cause. Celle du peuple d’Ukraine, sûrement. Mais une cause peut en cacher une autre: l’Otan vous en sait gré, et j’imagine que Joe Biden, qui parle chaque fois au nom de l’Occident et des «nations civilisées», finira par élargir à vos envoyés spéciaux le mérite de la Presidential Medal of Freedom!
«Ils nous ressemblent, ils sont innocents»
Tout au long de cette guerre, les citoyens du tiers-monde ont pu vérifier que l’entité «Occident» n’est plus une entité abstraite. Et le président américain a lui-même posé le problème comme tel: une guerre faite contre l’Occident, et, donc, dans son esprit, contre les «nations civilisées»! En face, il n’y a plus d’Orient, même plus de tiers-monde, juste un monde… tiers. Avec les commentaires de vos chroniqueurs, on est loin du souci du «tiers» prôné par Emmanuel Levinas: «Ma relation avec le prochain ne saurait rester extérieure aux rapports que ce prochain entretient avec des tiers. Le tiers est aussi mon prochain» (2)!
Un tel manquement à la déontologie, marqué par un flagrant parti pris, n’est pas nouveau. Souvenez-vous de la guerre au Kosovo…

Dans mes Chroniques d’une immigration choisie (L'Aube, 2019), je raconte comment médias et intellectuels s’étaient mobilisés non pas en humanitaires mais au nom de la ressemblance avec les victimes.
J'écrivais alors: «Ah! Cet argument décisif de la ressemblance, par lequel on bat le rappel des origines! C’est un André Glucksmann qui crut carrément reconnaître “(sa) mère ou (son) gosse”: un Alain Rémond qui s’écria: “Ils nous ressemblent, ils veulent nous dire qu'ils font partie de la même Europe que nous”, et Françoise Giroud, encore plus directe: “Cette femme, cet homme, ces enfants à la peau blanche nous ressemblent, ils sont innocents!” Et notez bien l'apposition de la virgule qui met en équivalence les deux propositions: “Ils nous ressemblent, ils sont innocents”».

Forcément qu'ils l'étaient, innocents, mais pas les Irakiens, pas les Libyens, pas les Palestiniens? On a entendu les mêmes arguments, autour des réfugiés ukrainiens, que l’on a distingués des réfugiés «basanés», étudiants ou travailleurs en Ukraine qui furent refoulés à la frontière polonaise, parce qu’Africains!
A-t-on déjà vu semblable mobilisation en faveur des réfugiés extra-européens? Comment peut-on faire la différence entre un enfant ukrainien désemparé et cette fillette de Gaza (dont l’image avait fait le tour du monde), fuyant la maison familiale qui venait d'être bombardée, les bras accrochés désespérément à ses livres et ses cahiers d’écolière?


La petite fille, survivante d’une attaque israélienne sur Gaza

Un «Deux poids deux mesures» assumé
Cette image ne fut pas fournie par vos caméras, non. Vous aviez le regard ailleurs… Et comme le malheur des uns fait le bonheur des autres, le Medef va pouvoir dire: «Merci!» à Poutine, comme l’a laissé entendre sur Europe-1, le 5 avril, le président de la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, un certain J.-L Bourlanges: «On aura une immigration de grande qualité dont on pourra tirer profit!» (4). Ou quand le racisme bat le masque, sans états d’âme: «Ces gens sont des Européens. (…) Ils sont intelligents, ils sont éduqués. Ce n’est pas comme les vagues de réfugiés habituelles» (Kiril Petkov, Premier ministre bulgare) ; ou encore: «Contrairement à l’Irak ou à l’Afghanistan, (…) c’est une ville (Kiev) relativement civilisée, relativement européenne» (Charlie D’Agata, correspondant de CBS News) (5).

Quelle est donc cette morale de «civilisés» que veut enseigner l’Occident?
Poutine est-il un «criminel de guerre»? Tout comme Bush, alors! Poutine mérite-t-il les foudres de la CPI? Tout comme Bush! Quant à traiter Poutine de «boucher», Joe Biden oublie qu’en la matière les plus grands auteurs de crimes de guerre ont occupé avant lui la Maison-Blanche. C’est ce genre d’oubli, symptôme d’une amnésie rétrograde (6), doublée d’une amnésie élective, et c’est ce qui est à l’œuvre dans l’indignation sélective que vous reproduisez et cautionnez en toute bonne conscience.
Ainsi, durant des semaines, lors des débats réunissant chroniqueurs et consultants éclairés, on a assisté à une déclinaison appuyée des vertus attribuées à l’Occident, donc à l’Europe et donc à la France, en comparaison avec la «barbarie» du reste du monde, en l’occurrence la Russie et autres nations non occidentales, donc «non civilisées», et cela avec un aplomb désopilant qui fait tirer un trait sur tous les crimes de guerre commis sur tous les continents par le même Occident, donc par l’Europe et donc par la France, durant des siècles!
Il reste à espérer qu’un jour des historiens sans attaches idéologiques (et, pourquoi pas, des professeurs de vos écoles de journalisme de la valeur d’un Daniel Junqua) s’appliqueront à établir l’exorbitant inventaire de vos indignations sélectives, pour servir d’illustrations, dans les dictionnaires à venir, à ce que l’on appelle communément: «Deux poids deux mesures».

1. Alors qu’il avait, comme il l’a raconté lui-même sur LCI,infiltré l’ENA, sous les bons auspices de l’Administration qui lui obtint le financement de ses études par le gouvernement français, ce qui allait faciliter sa mission!
2. Emanuel Levinas, Difficile liberté,Albin Michel 1976.
3. 25-02-2022 sur Europe1
4. RamzyBaroud,rédacteur en chef de Palestine Chronicle, dans «Guerre en Ukraine: l’Europe est-elle vraiment plus civilisée?»(5-04-2022).
5. Idem.Lire aussi l’Appel de l’Association des journalistes arabes et du Moyen-Orient(Ameja):
6. L’amnésie rétrograde, ou amnésie d’évocation, est la perte d’une partie des souvenirs anciens; une autre partie peut être «sélectionnée en fonction de nos motivations» (C. Derouesné, L. Lacomblez Sémiologie des troubles de la mémoire).

Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).

TWITTER: @SGuemriche

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.