Nombreux sont ceux qui auront regardé la vidéo d'une pianiste jouant What a Wonderful World («Quel monde merveilleux») devant la gare de Lviv, avec en arrière-plan des milliers de réfugiés, fatigués et gelés, fuyant la guerre en Ukraine. Comme toujours, chacun a sa propre histoire émouvante. Peu d’entre eux savent ce que l'avenir leur réserve, à eux, à leurs amis, à leur famille ou à leur pays.
De l'autre côté de la frontière polonaise, un spectacle extraordinaire se déroulait. Des personnes avaient parcouru des centaines, voire des milliers de kilomètres pour offrir de l’aide aux réfugiés. De longues files de voitures venant de nombreux pays sont venues pour aider et offrir un transport et un abri aux réfugiés. Le meilleur de ce que l'humanité peut offrir.
Les chiffres de l'ONU indiquent qu’au cours des dix premiers jours de ce conflit, plus de 1,5 million de personnes ont fui l'Ukraine, dont un demi-million d'enfants. L'écrasante majorité s'est dirigée vers les pays de l'UE, tandis que certains à l'Est ont cherché refuge en Russie. L'ONU estime qu'entre 4 et 5 millions d'Ukrainiens risqueraient de devenir des réfugiés. Cela pourrait être une estimation prudente et, bien sûr, des millions d'autres seront des déplacés à l'intérieur du pays et incapables de trouver refuge à l'intérieur de l'Ukraine. Ils espèrent sans doute trouver un passage organisé et sécurisé pour pouvoir sortir du pays, comme l'a demandé le secrétaire général de l'ONU, Antonio Guterres.
C'est un exode rapide. La capacité d’une telle quantité d'Ukrainiens et de personnes d’autres nationalités à sortir si vite du pays n'est qu'un mince soulagement au milieu de ce théâtre de guerre par ailleurs sinistre. Dans de nombreuses situations d’exode massif, les trains n'ont jamais été une option, comme en Afghanistan et en Syrie. Les Ukrainiens ont pu fuir avec le soutien de leurs autorités, sans avoir à les fuir et devoir les éviter, comme cela a été le cas en Syrie.
De nombreuses personnes en Europe se réfèrent à l’afflux des réfugiés syriens en 2015 comme s'il s’agissait d’une crise européenne. Mais beaucoup n’ont jamais réalisé que son épicentre se trouvait au Moyen-Orient – au Liban, en Jordanie et en Turquie –, pays qui ont accueilli la majorité écrasante de réfugiés venus de Syrie. Plus généralement, à l'échelle mondiale, 85 % de tous les réfugiés sont accueillis dans des pays en voie de développement.
La réaction de nombreux pays à cette époque a été de créer une «Europe forteresse», composée de frontières de barricades, de murs et de barrières. Cette politique s’est maintenue même pendant la crise de novembre dernier avec l’arrivée de réfugiés à la frontière biélorusse, poussant la Pologne à construire un mur à cette frontière. L'UE a même financé la Turquie pour qu’elle garde les réfugiés syriens sur son territoire, et les empêche de se rendre en Europe.
Les nationalismes d'extrême droite se sont développés en raison des craintes des citoyens européens concernant les réfugiés – et, soyons honnêtes, en particulier les réfugiés de pays non blancs et à majorité non chrétienne. Ils ont attisé le racisme, l'islamophobie et la haine, qui sont encore d'actualité aujourd'hui. En France, Marine Le Pen s'est opposée à ce que les réfugiés syriens et afghans obtiennent l'asile en France, mais a soutenu l'aide aux réfugiés ukrainiens.
Un membre du parlement espagnol a été sans ambages dans son sectarisme: «Ce sont là de vrais réfugiés: les femmes, les enfants et les personnes âgées doivent être les bienvenus en Europe. Tout le monde devrait comprendre la différence entre ces réfugiés et l'invasion de jeunes musulmans en âge de servir dans l’armée, qui ont traversé nos frontières en essayant de déstabiliser et de coloniser l'Europe. Le récit des réfugiés musulmans envahissant et colonisant a circulé beaucoup trop vite et sans ironie aucune, amplifié par des personnalités comme le président hongrois Viktor Orban.
De telles attitudes se sont aussi malheureusement reproduites aux frontières de l'Ukraine. De nombreuses personnes d'origine africaine et moyen-orientale ont été bloquées ou fortement retardées alors qu'elles tentaient de quitter l'Ukraine, voire ont été contraintes de descendre des bus. Les nationalistes polonais ont également attaqué des groupes d'Africains, d'Asiatiques et de Moyen-Orientaux qui avaient traversé la frontière.
De nombreux réfugiés dont l'entrée a été refusée au cours des sept dernières années observent maintenant le contraste avec le traitement des Ukrainiens. Loin de l'Europe forteresse, ce qu'ils voient, c'est le pont-levis qui s’abaisse et le paillasson qui se déroule. Un réfugié syrien m'a dit: «Je me sens coupable d'être en colère contre les deux poids et deux mesures, mais il m’est difficile de ne pas l’être. Je suis heureux que les réfugiés ukrainiens obtiennent refuge, mais pourquoi eux et pas nous?»
La plupart des réfugiés ukrainiens – déjà plus d'un million – se sont dirigés vers la Pologne. L'Ukraine a des liens historiques et culturels forts avec la Pologne. Les camps de réfugiés n’y sont pas encore nécessaires, car la plupart sont hébergés chez des particuliers, mais ils pourraient bientôt faire leur apparition. La Moldavie a également accueilli plus de 120 000 réfugiés, un nombre énorme pour un petit pays. Il aura également besoin d'aide.
Cette crise des réfugiés est aujourd’hui très nettement européenne. Le monde verra comment l’Europe la gère, et comment les réfugiés sont traités.
L'UE a au moins réagi rapidement. Elle appliquera des directives employées pour la dernière fois au moment des guerres dans l'ex-Yougoslavie pour permettre aux Ukrainiens de vivre et de travailler dans l'UE pendant trois ans.
On ne peut pas en dire autant du Royaume-Uni – un pays qui avait la réputation d'accueillir et d'héberger les réfugiés. Malgré de nombreux déclarations positives concernant les réfugiés ukrainiens, la réalité est que le Royaume-Uni est loin derrière les autres États européens. C’est le seul grand pays du continent européen qui insiste encore sur des demandes de visa de la part de ceux qui fuient une zone de guerre. Le gouvernement britannique a dans un premier temps déclaré que seuls les ressortissants ukrainiens déjà installés au Royaume-Uni pourraient faire venir les «membres de leur famille proche». Le Royaume-Uni a délivré des visas à seulement 300 Ukrainiens dans le cadre de ce programme, sur un total de 10 000 demandes.
Le ministre britannique de l'Immigration a fait un travail remarquable en soulignant la réaction du gouvernement qui a fait la sourde oreille, tweetant que les réfugiés ukrainiens pouvaient présenter des demandes pour travailler comme cueilleurs de fruits saisonniers. Le Premier ministre, Boris Johnson, a déclaré que le Royaume-Uni pourrait accueillir jusqu'à 200 000 réfugiés ukrainiens, mais pour le moment, il n'existe tout simplement aucun dispositif concret pour y parvenir. Un programme de parrainage humanitaire devrait être annoncé. Les réfugiés se plaignent qu'on leur pose encore des questions ridicules, comme celle de savoir combien de temps ils ont l'intention de rester.
De nombreux réfugiés auxquels l'entrée a été refusée au cours des sept dernières années observent maintenant le contraste avec le traitement accordé aux Ukrainiens
Chris Doyle
Le comportement avare et peu accueillant du gouvernement britannique a irrité ses alliés. Le gouvernement français s’est insurgé que les autorités britanniques ne mettent pas en place une présence consulaire à Calais pour les procédures de visas des Ukrainiens. Près de 150 Ukrainiens ont été refoulés à Calais et orientés vers Paris ou Bruxelles. Si des programmes adéquats sont mis en place, les réfugiés ukrainiens pourront utiliser l'Eurostar pour se rendre gratuitement au Royaume-Uni. Les réfugiés non ukrainiens qui ont risqué leur vie en tentant de traverser la Manche seront étonnés qu'il n'y ait pas de tel programme pour eux.
Cette guerre ne fera qu'empirer. Ceux qui restent et qui ne peuvent pas partir pourraient être confrontés à des conditions de vie extrêmement difficiles. Les États et les agences humanitaires vont devoir réagir avec une rapidité et une efficacité exceptionnelles.
Espérons que la générosité d'esprit et la bienveillance humaine de ceux qui accueillent les réfugiés perdureront et ne s’amenuiseront pas, comme ce fut le cas avec les Syriens. Espérons également qu'une telle générosité ne se fasse pas au détriment de ceux qui fuient d'autres points chauds du globe, comme la Syrie, l'Éthiopie et l'Afghanistan. Sinon, je crains que peu de réfugiés ukrainiens et d’autres se disent que c'est un monde si merveilleux.
Chris Doyle est le directeur du Council for Arab-British Understanding, basé à Londres.
TWITTER: @Doylech
NDLR: Les opinions exprimées dans cette rubrique par leurs auteurs sont personnelles, et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com