Un récent sondage d'opinion réalisé en Tunisie a montré que la popularité de l'ancien président Habib Bourguiba, communément surnommé «le père de l'indépendance», était toujours vive. L'homme, loin d'être un démocrate libertaire, ne fut nullement considéré par les Tunisiens comme un dictateur ou un autocrate, mais plutôt comme chef autoritaire, patriote et réformiste.
Bourguiba, qui avait pour modèle le leader turc Moustafa Kemal Atatürk – sans qu’il l’ait suivi, cependant, dans sa conception de la laïcité républicaine –, était nourri par la philosophie des Lumières européennes et par la pensée historiciste positiviste. Il était obsédé par la question du progrès social et culturel, qui lui paraissait la condition nécessaire de toute évolution politique.
Les évolutions récentes des régimes politiques arabes, dans des conjonctures de révoltes protestataires souvent violentes, ont en effet soulevé le dilemme difficile de l'implantation des politiques et des institutions démocratiques dans des sociétés dont l’ancrage libéral est faible d’un point de vue culturel et social.
Seyid Ould Abah
Bourguiba exprimait haut et fort son aversion pour le mode de vie de la société tunisienne traditionnelle; il n'hésitait pas à bousculer les interprétations et les pratiques courantes de la religion, sans toutefois verser dans une profession de foi non religieuse ou laïque qui observerait une rupture avec le dogme sacré. Il considérait même qu’il était de la trempe des grands réformateurs de la pensée islamique contemporaine. Les décisions les plus audacieuses qu'il a prises (le code de la famille de 1956, la réorganisation du culte et de l'enseignement traditionnel...) ont, dans l'ensemble, respecté les contours élémentaires de la religion.
Bourguiba, comme l'ensemble des pionniers, des artisans de la fondation institutionnelle et étatique des entités politiques arabes modernes, avait à l'esprit qu’une dichotomie était nécessaire entre le libéralisme comme mode de pensée, comme grille normative, et la démocratie pluraliste, conçue comme le résultat final et graduel d'une dynamique socioculturelle de longue haleine.
Cet ordre de pensée correspondait d'ailleurs avec le modèle européen, passé, lui, par trois phases: la philosophie des Lumières, axée sur le rationalisme critique et la libéralisation de la conscience subjective, le libéralisme politique et économique dans sa conception négative et individualiste et la démocratie comme mode de régulation de la différence et du pluralisme.
Ce modèle démocratique n'enchante plus les esprits. Il prend souvent, dans des contextes de transition instable, l'allure des «alliances hégémoniques» capables de manipuler sans peine les mécanismes de compétition et de vote en maintenant à la marge du changement des pans entiers de la société qui se sentent exclus de l'espace de citoyenneté active.
Seyid Ould Abah
Abdallah Laroui se demandait, à la fin des années 1960, si le monde arabe pouvait contourner ce schéma historique en réalisant de façon concomitante ces trois moments antinomiques dans leurs logiques profondes. La synthèse entre le libéralisme subjectif individualiste et la démocratie comme consécration de la participation citoyenne dans une communauté politique solidaire n'était, au début, ni évidente ni aisée.
Avec le phénomène dit des «printemps arabes», la question ressurgit dans un contexte différent.
Les évolutions récentes des régimes politiques arabes, dans des conjonctures de révoltes protestataires souvent violentes, ont en effet soulevé le dilemme difficile de l'implantation des politiques et des institutions démocratiques dans des sociétés dont l’ancrage libéral est faible d’un point de vue culturel et social.
L'une des problématiques les plus délicates, déjà posée avec acuité dans la pensée politique moderne, consiste à saisir la charge sémantique réelle du libéralisme: serait-il une simple adhésion formelle, sans contenu substantiel, à des normes procédurales qui régiraient l'effet du pluralisme normatif et idéologique dans une société d'individus libres et égaux, ou serait-il plutôt un régime normatif de l'institution politique basé sur des valeurs et des préceptes compréhensifs structurels intangibles?
Les réformistes libéraux autocrates arabes, à l'ère des indépendances, se sont penchés du côté de la seconde approche, reléguant à une place secondaire les aspects institutionnels et procéduraux de la dynamique libérale.
Les modèles de libéralisation politique, souvent échafaudés et ordonnés de l'extérieur, s'inscrivent dans la première option: ils réduisent fréquemment la démocratie libérale à ses modalités opérationnelles et formelles, qui peuvent aisément s'accommoder avec les différents systèmes de domination en tant que simple processus de légalisation d'une volonté électorale majoritaire.
Ce modèle démocratique n'enchante plus les esprits. Il prend souvent, dans des contextes de transition instable, l'allure des «alliances hégémoniques» capables de manipuler sans peine les mécanismes de compétition et de vote en maintenant à la marge du changement des pans entiers de la société qui se sentent exclus de l'espace de citoyenneté active.
Le grand danger qui guette la pensée libérale arabe devient dès lors le suivant: quels seraient le recours et la voie du salut si le citoyen perd toute confiance dans la demande démocratique, qui apparaissait auparavant comme le catalyseur des luttes politiques et comme un horizon d'attente sublimé?
Seyid Ould Abah est professeur de philosophie et sciences sociales à l’université de Nouakchott, Mauritanie, et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l’auteur de plusieurs livres de philosophie et pensée politique et stratégique.
TWITTER: @seyidbah
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français