Pour beaucoup, la nomination de la première femme Premier ministre du monde arabe en Tunisie à la fin de l'année dernière est typique de sa démocratie en difficulté et néanmoins réelle. De tous les pays qui ont connu un changement de régime pendant le tumulte de ce qu’on appelle le «Printemps arabe», la Tunisie reste la seule nation qui a favorisé une démocratie fonctionnelle. Il s'agit cependant d'un pays en faillite, le pays étant actuellement en proie à la pire récession économique de son Histoire.
Alors que le Fonds monétaire international (FMI) appelle à des réformes de grande envergure, le président tunisien, Kaïs Saïed, reste aux commandes, gouvernant par décret. Après avoir dissous, la semaine dernière, le Conseil supérieur de la magistrature et publié dimanche un décret stipulant la création d’un conseil provisoire de remplacement qu'il contrôlera, M. Saïed a commencé l'année dans le même esprit de vouloir s’emparer du pouvoir que celui dans lequel il a passé une grande partie de l’année dernière. La tendance a inquiété beaucoup de ceux qui considèrent que la concentration du pouvoir exacerbe les difficultés économiques du pays.
L'État tunisien moderne a toujours été aux prises avec les défis auxquels est confronté tout pays en développement, mais depuis la déstabilisation de la révolution de 2011, ses problèmes se sont aggravés. Avec une énorme facture de dépense publique, la Tunisie a un déficit budgétaire béant et ses dettes ont grimpé à près de 100 % du produit intérieur brut (PIB).
Pour les Tunisiens ordinaires, la confiance dans les institutions démocratiques avait «dramatiquement chuté » et, selon le rapport national du Baromètre arabe 2019, plus de la moitié (51 %) des Tunisiens interrogés considéraient la démocratie comme «non concluante».
La pandémie de Covid-19 a considérablement exacerbé une crise existante du coût de la vie, tandis que le chômage qui a poussé ses jeunes dans la rue il y a plus de dix ans reste un problème chronique. Les pressions sur l'offre de travail causées par une faible demande de main-d'œuvre qualifiée et l'inadéquation entre les compétences nécessaires et celles produites par les systèmes d'éducation et de formation du pays ont conduit à des cas de figure où les meilleurs diplômés font la queue pour un emploi. La Tunisie a désormais besoin d'un plan international de sauvetage pour éviter l'effondrement économique. Face à la banqueroute nationale, la situation politique devient de plus en plus litigieuse.
Lorsque Kaïs Saïed et ses conseillers ont prévu pour la première fois de prendre le contrôle de la Tunisie, c'était dans le but de briser la paralysie politique des gouvernements postrévolutionnaires successifs qui n'avaient pas réussi à améliorer la situation du pays, principalement en ce qui concerne l'économie. Il y a eu des manifestations dispersées en septembre en réponse à sa prise de pouvoir, mais celles-ci ont été atténuées par le grand nombre de personnes qui l'ont soutenu. «Nous sommes tous Kaïs Saïed, nous sommes tous la Tunisie», ont-elles scandé le long de l'avenue Habib Bourguiba au centre-ville de Tunis.
Pour les Tunisiens ordinaires, la confiance dans les institutions démocratiques avait «dramatiquement chuté » et, selon le rapport national du Baromètre arabe 2019, plus de la moitié (51 %) des Tunisiens interrogés considéraient la démocratie comme «non concluante», 42 % ont déclaré qu'elle «conduit à l'instabilité», et 39 % lui ont reproché une «faiblesse des résultats sur le plan économique».
Au milieu de ce sentiment, M. Saïed a promis de «refaire» les sphères politiques et économiques tunisiennes en 2022. Mais l'année a commencé avec une économie au bord du gouffre et les signes que ses détracteurs craignaient de voir apparaître. La forte baisse du niveau de vie a signifié que les éloges que Kaïs Saïed avait initialement reçus ont été remplacés par une opposition enhardie.
L'abandon de la fragile Constitution de 2014 du pays – qui incarne sa sortie de la dictature – a été largement accepté à l'époque. Cependant, ce mépris pour les libertés durement acquises du pays se manifeste désormais par des forces de sécurité de plus en plus affirmées, des arrestations très médiatisées et une police robuste. Il n'est donc pas surprenant que les Tunisiens soient régulièrement en tête des listes de ressortissants arrivant en Europe en traversant la mer Méditerranée.
Bien que les tactiques musclées de M. Saïed rappellent, pour certains, les années Zine el-Abidine ben Ali, l'économie défaillante ne le fait pas. Bien que Ben Ali ait précédé un État capitaliste complice tristement célèbre, la réalité économique est que, depuis qu’il coule, le dinar a perdu près de la moitié de sa valeur. Les Tunisiens ont commencé à s'interroger sur les bienfaits de la démocratie pour laquelle ils se sont battus.
Les protestations ont jusque-là été modestes, mais, si la Tunisie se dirigeait vers une calamité économique comme celle que connaît actuellement le Liban, il est possible que l'utilisation accrue par M. Saïed des tribunaux militaires pour les civils, les arrestations arbitraires ainsi que les suspensions du Parlement et de la Constitution puissent pousser l'opinion publique encore davantage contre lui.
Et le plan de sauvetage du FMI que le gouvernement de Kaïs Saied espère ne sera pas mis à disposition tant qu'il ne prendra pas des mesures claires pour s'éloigner des politiques autoritaires et encourager la démocratie fragile ainsi que les institutions faibles de la Tunisie. À l'heure actuelle, son envoyé, Jérôme Vacher, a déclaré que le fonds n’était pas très enthousiaste à l'idée de prêter des milliards de dollars à un pays qui pourrait retomber dans l'autocratie à moins que des «réformes structurelles très profondes» ne soient entreprises.
Les protestations ont jusque-là été modestes, mais, si la Tunisie se dirigeait vers une calamité économique comme celle que connaît actuellement le Liban, il est possible que l'utilisation accrue par M. Saïed des tribunaux militaires pour les civils, les arrestations arbitraires ainsi que les suspensions du Parlement et de la Constitution puissent pousser l'opinion publique encore davantage contre lui. Un récent dialogue national, associé à la nomination d'une femme Premier ministre, visait à assurer un semblant de démocratie. Cependant, les démocraties sont jugées aux mesures prises pour qu’un État parvienne à favoriser des institutions responsables, une gouvernance compétente et l'application de règles qui s'appliquent également, parallèlement à la fourniture de services de base universels.
Jusqu'à présent, la démocratie tunisienne n'a réussi qu'à obtenir des représentants élus – qui ont ensuite été démis de leurs fonctions par Kaïs Saïed. Le gouvernement n'a pas réussi à garantir les autres piliers essentiels et il ne peut espérer que la vie des Tunisiens s'améliore sans la garantie de ces principes essentiels à toute démocratie fonctionnelle.
Zaid M. Belbagi est commentateur politique et conseiller de clients privés entre Londres et le CCG.
TWITTER : @Moulay_Zaid
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com