Depuis plus d’une semaine, l’armée russe poursuit son invasion de l’Ukraine après des mois de préparation aux frontières de son voisin. Attaquant à partir de multiples fronts, les forces commandées par Vladimir Poutine tentent de décapiter le pouvoir ukrainien et bombardent des positions militaires et, apparemment, civiles.
Si l’information est évidemment contrôlée au sein de la Fédération de Russie, où toute manifestation contre la guerre est passible d’emprisonnement, il est intéressant d’interroger les nombreux expatriés qui viennent d’ex-URSS et qui habitent dans le Golfe; ils bénéficient de sources plus variées et plus complètes pour connaître l’actualité. Nous avons donc contacté plusieurs ressortissants russes qui travaillent dans le secteur privé et pétrolier afin de discuter de cette invasion.
La première réaction des expatriés russes interrogés est l’incrédulité. Pour Youri, ingénieur dans le secteur du pétrole, ce n’est pas possible, une telle attaque est forcément exagérée. Il nous montre quelques vidéos du centre-ville de Kiev où, apparemment, la vie est normale, sans doute davantage pour se rassurer lui-même que pour prouver quoi que ce soit. Elena, consultante en investissement, est dans un état de sidération. Après cinq jours de conflit, elle avoue ne pas être suffisamment renseignée et ni assez sûre d’elle-même pour avoir un avis sur le sujet.
Natalia, chercheuse d’origine russe, est plus critique et évoque les mélanges de population. Pour elle, l’Union soviétique, qu’elle ne regrette pas, a permis des brassages. La plupart des Russes ont de la famille un peu partout en ex-URSS, et notamment en Ukraine, le pays le plus peuplé après la Russie. Il lui est donc difficile de concevoir une guerre entre deux peuples si proches et si mélangés. Elle ne reprend cependant pas l’argumentaire de Poutine selon lequel l’Ukraine serait une création artificielle et appartiendrait naturellement aux Russes.
Du côté des quelques expatriés ukrainiens interrogés, le son de cloche est complètement différent. Yulia et Maria sont paniquées et cherchent à tout prix à contacter leur famille. Svetlana, pourtant issue de la partie russe du pays, est désespérée. Dans un message posté en ligne, elle parle de sa famille qui est parvenue à se réfugier en Pologne, à l’exception des hommes, qui ont pris les armes dans le cadre de la mobilisation générale. Les Ukrainiens expatriés sont souvent dans des situations économiques moins valorisantes que les Russes et ils se retrouvent parfois totalement isolés, incapables de contacter leur famille et encore moins de leur apporter de l’aide.
Leur analyse politique est peu détaillée, car ces expatriés ont souvent une trentaine ou une quarantaine d’années: ils ont vécu la chute de l’URSS, et ses conséquences, dans leur enfance. Les Russes se souviennent d’avoir été adolescents pendant la guerre de Tchétchénie et les Ukrainiens ont souvent vécu la révolution orange, mais aussi la crise qui a suivi l’indépendance de leur pays. La guerre, la violence, le contexte de crise majeure ne leur sont pas aussi étrangers qu’à leurs amis occidentaux. Tous, lorsqu’on leur pose la question, mobilisent dans leurs souvenirs des événements meurtriers auxquels ils ont assisté au cours de leur vie.
L’autre aspect important concerne leur regard sur eux-mêmes: dans le Golfe, les ressortissants d’ex-URSS ont tous tendance à être considérés comme «russes» par leurs interlocuteurs. Ils passent souvent beaucoup de temps à expliquer à leurs interlocuteurs occidentaux ou arabes qu’ils ne sont pas forcément de nationalité russe, même s’ils parlent cette langue et portent un nom à consonance russe. Comme dans toutes les communautés d’expatriés, la maîtrise d’une langue commune fait en sorte de rapprocher les individus et les familles et l’on se moque souvent bien d’être russe, kazakh ou ukrainien lorsque l’on vit dans une terre si lointaine et culturellement si différente.
L’évolution du conflit risque de voir ces amitiés lointaines mises à l’épreuve, mais elle permet aussi de constater que rien n’oppose vraiment les citoyens russes et ukrainiens hors de leurs frontières. C’est notamment ce qui peut donner un certain espoir en ces temps d’invasion et de guerre.
Arnaud Lacheret est docteur en science politique, Associate Professor à l’université du golfe Arabique de Bahreïn, où il dirige la French Arabian Business School, partenaire de l’Essec dans le Golfe.
Ses derniers livres, Femmes, musulmanes, cadres – Une intégration à la française et La Femme est l’avenir du Golfe, sont parus aux éditions Le Bord de l’Eau.
Twitter: @LacheretArnaud
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.