À la veille du passage à l’année nouvelle, la question mérite d’être posée. Longtemps après l’Arabie saoudite qui, en 2013, adopta le week-end dit «semi-universel» (vendredi-samedi, tout comme l’Égypte, le Qatar, la Jordanie, etc.), les Émirats arabes unis ont, le 7 décembre 2021, opté pour le week-end «universel» (samedi-dimanche). L’Algérie, elle, est passée le 14 août 2009 du week-end «jeudi-vendredi» au week-end «semi-universel». Au Maroc et en Tunisie, c’est le week-end universel qui est en vigueur. Mais du calendrier en général, connaît-on la véritable histoire? Comment, mais aussi pourquoi, le calendrier chrétien est-il «venu» au monde, pour ainsi dire?
«Le calendrier: miroir de Dieu»
Et d’abord… Imaginons: nous sommes en France, le 9 décembre; et supposons que l’on vous dise: demain, nous serons le 20 décembre. Non, ce n’est pas un conte, et ne vous attendez pas à une devinette. Car ce passage eut lieu réellement (en Italie, on passa directement du 4 au 15 octobre), et il porte un nom: la Réforme grégorienne (du nom du pape Grégoire XIII).
En 1582, on avait ainsi abandonné un calendrier (le Julien) pour en adopter un autre (le Grégorien), celui que la grande majorité des nations du monde utilise aujourd’hui. Cette réforme bouleversa les croyances autant que les solstices: déjà, avec une heure en moins, l’été, les esprits sont quelque peu chamboulés, alors vous imaginez avec dix jours!
Rappelons que le calendrier juif se réfère à l’année supposée de la création du monde (3761 avant l’ère chrétienne, ce qui fait que l’on est en l’an 5782, depuis le 6 septembre); le calendrier musulman se réfère à 622, l’année de l’émigration (Hégire) du Prophète de la Mecque vers Médine, ce qui fait que, depuis le 10 août 2021, l’on est en l’an 1443 (les années des deux calendriers peuvent se chevaucher). Ainsi, alors que les deux calendriers précités se fondent sur des repères religieux, la réforme du calendrier chrétien aurait été dictée, nous assure-t-on, par un motif rationnel: il s’agissait de «corriger la différence accumulée au cours de seize siècles entre le mouvement du soleil et le calcul humain». Cependant, d'autres thèses évoquent un motif bien religieux, en tout cas plus religieux que scientifique.
En 1583, Ugolino Martelli, l’évêque de Lyon, qui considérait le calendrier comme le «Miroir de Dieu», disait que le nouveau comput se devait de refléter la réalité évangélique. Celle qui nous ramène à l'agonie de Jésus sur la Croix. Où il est dit (Luc, 23.44): «C'était déjà la sixième heure quand, le soleil s'éclipsant, l'obscurité se fit sur la terre entière, jusqu'à la neuvième heure.» Or, ce jour-là était un jour de pleine lune, ce qui veut dire que l'éclipse du soleil était impossible, et donc que l'obscurcissement était bien la preuve de la divinité du Christ. Laisser cette différence entre le mouvement du soleil et le calcul humain se perpétuer, c'était, selon l’évêque de Lyon, risquer de voir un jour «le soleil s'éclipser tout naturellement, de la même façon qu'il s'obscurcit miraculeusement au temps de la passion de Notre Seigneur, ce qui eût donné au Juif perfide et au Mahométan mécréant une raison de mépriser le plus important miracle que nous ayons»1.
Calendrier «universel» et mondialisation
Il s’agissait, en fait, de mettre l’année calendaire en corrélation avec l’année «solaire» (rappelons que l’année de l’Hégire est «lunaire»). Évidemment, pour les Chrétiens, l’argument semblait imparable. Et puis, si c’est pour se distinguer des «Perfides» et des «Mécréants»!... Pourtant, et pour sacrée qu’elle fût, l’argumentation ne trouva pas grâce aux yeux de tous les Chrétiens. Si la majorité des catholiques adopta très tôt la Réforme, les protestants tout comme le patriarche de Constantinople s’y opposèrent farouchement. Des conflits éclatèrent, on manifesta même aux cris de: «Rendez-nous nos dix jours!» Sic. Conflits dont on ne signalera que cette guerre civile qui enflamma un village suisse (dans l’Appenzell), de 1584 à 1590, et qui se termina par la division du canton en deux parties!
©Esaias van Hulsen / Wikimedia Commons. Domaine public
En 1752, l'Angleterre adopta à son tour le calendrier grégorien. Puis ce fut l'URSS et le Japon, après la Seconde Guerre mondiale. Pour les Japonais, cette conversion signa une deuxième défaite. Osamu Nishitani, de l'université de Tokyo, n’y voit qu’une réactivation du processus qui, depuis Christophe Colomb, «a vu s'étendre sur l'ensemble du globe, au nom de valeurs dites “universelle”, un système de domination politico-économique».
En 1999, commentant la 3e Conférence de l'OMC qui eut lieu à Seattle, Edgar Morin écrira: «La mondialisation est le stade d'un processus commencé au XVe siècle, poursuivi par la colonisation, et qui, après les décolonisations, a subi l'hégémonie technico-économique des Etats-Unis.»2 Bien avant Osamu Nishitani et Edgar Morin, Jean Genet, dans Un captif amoureux, faisait dire à l'un de ses personnages, un vieux Palestinien: «Vous [les Occidentaux] avez colonisé le Temps après l'Espace!»
En somme, du moins à mes yeux, la mondialisation selon l’OMC aurait deux antécédents fondateurs: le calendrier grégorien et la colonisation. Mais «colonisation» s’entend, ici, jusque dans ses conséquences, dans le processus même de la décolonisation. Comme si, sans décolonisation, le projet de mondialisation eût été inconcevable. Comme si, pour mondialiser, il fallait d’abord décoloniser, le libéralisme ayant besoin de partenaires libres (et pas forcément indépendants), là où le colonialisme n’avait besoin que de tributaires. Ainsi, entre l’instrumentalisation du temps et sa sécularisation, se décline la dialectique de ce mouvement mondialiste qui, depuis plus de quatre siècles, règle la marche de l’humanité sur un axe temporel unique, unilatéral, uniforme. Après tout, «catholique», du latin catholicus, veut bien dire: «universel»…
L’adoption tardive du calendrier grégorien par les Juifs, les Musulmans et les Bouddhistes, à quelques nuances près et avec des différences quant aux jours du repos hebdomadaire, n’aura fait qu’entériner l’aboutissement de ce long processus d’uniformisation. Uniformisation autour de la temporalité chrétienne, de la Nativité devenue norme et référence, laïcisée, certes, mais universellement assumée, au nom de l’impérieux «réalisme économique». À se demander si le «calendrier» de la mondialisation n’était pas déjà contenu dans la réforme grégorienne!
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1 Cité par Francesco Maiellos dans Histoire du calendrier, Seuil 1996.
2 Edgar Morin, Le XXIe siècle a commencé à Seattle, Le Monde du 7 décembre 1999.
Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).
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