À la naissance, à Tanger en 1304, d’Abou Abdallah Mohamed Ibn Battûta, Marco Polo a 50 ans. Un an après la mort du Vénitien (1324), le Tangérois, parfois surnommé le «Marco Polo arabe» (rappelons tout de même qu’il était berbère), entreprend un périple qui va le mener jusqu’à la Volga et à la mer de Chine, moult bifurcations, au gré du hasard ou des aléas, pour ainsi dire. Ainsi, il visitera Sumatra, Bengale, Inde, îles Maldives, Ceylan, Perse, Irak, Arabie, Yémen, Égypte, Libye, Mali. En tout, et grosso modo, 120 000 kilomètres !
Longtemps, le nom d’«Ibn Battûta» resta un mystère pour l’Occident. Il fallut un voyageur suisse, J. L. Burckhardt, et un explorateur allemand, U. J. Seetzen, pour faire connaître quelques fragments de l’épopée invraisemblable du Tangérois. Ce qu’ils avaient pu livrer avait cependant suffi à piquer la curiosité de ceux qui, en Europe, cherchèrent obstinément à en savoir plus. Mais l’Histoire a de ces tours inattendus !...
Comme il est écrit dans la préface à la traduction de la « relation originale » de la Rihla (Journal de route) : «Le désir [des savants d'Europe d'obtenir des manuscrits de la relation originale] tarda longtemps à se réaliser. Enfin, la conquête de l'Algérie et la prise des bibliothèques de Constantine nous ont valu, presque en même temps, plusieurs exemplaires de ce précieux ouvrage. Cette heureuse circonstance a permis de consulter le récit original d'Ibn Battûta, et les fragments assez considérables qui ont été traduits par plusieurs orientalistes n'ont pu que confirmer l'opinion qu'on s'en était faite d'après les abrégés découverts par Seetzen et Burckhardt.»1
« Heureuse circonstance » que la colonisation de l’Algérie, cela dépend d’où l’on parle, certes…
Une étrange suspicion sur la véracité de ses récits
Si des «savants d’Europe» réussirent à prendre connaissance des pérégrinations du grand voyageur tangérois, il en fut et il y en aura d’autres, moins conciliants avec l’esprit «mahométan», qui crurent trouver dans ses récits un penchant de fabulateur. D’aucuns contestèrent ainsi ses évocations en matière de toponymie ou de chronologie. À ces réserves, voire à ces accusations, des auteurs ont opposé des arguments crédibles. Comme le notent les historiens François-Xavier Fauvelle et Bertrand Hirsch: «Nul doute en effet que le voyageur et son scribe ont livré à leurs lecteurs une description d’ensemble et des descriptions de détail qui avaient cohérence et fiabilité dans les représentations de l’époque, et au regard desquelles les contradictions et les impossibilités que nous relevons aujourd’hui, qui s’inscrivent dans d’autres logiques et dans une autre géographie, n’ont pas forcément la pertinence que nous sommes tentés de leur accorder.»2
Un jour, en Inde, le Tangérois fut agressé par des pirates qui le dépouillèrent de ses affaires. Aux Maldives, il perdit jusqu’à ses carnets de voyage. C’est à la suite d’un naufrage qu’il se résolut à partir pour la Chine, fût-ce par ses propres moyens. Il en aura l’occasion, sous de meilleurs auspices… Lui, musulman accompli, avait sûrement ces mots du Prophète à l’esprit: «Cherchez le savoir, même s’il faut aller en Chine!»
Cette destination, il l’avait une première fois ratée: «Le navire chinois à bord duquel étaient embarqués ses bagages mit les voiles sans lui»3! On raconte par ailleurs que ce fut un copiste qui, sous la dictée d’Ibn Battûta, rédigea les récits de ses voyages: «Il a peut-être été “trahi” par son scribe Ibn Djuzayy, ou par les copistes successifs de ses manuscrits. Dans le pire des cas, lorsqu’il s’avère qu’il ne peut matériellement pas avoir vu ce qu’il décrit pourtant avec tout le cortège de détails qui accompagnent les “choses vues”, on accorde créance, sinon à l’auteur, du moins à ses informateurs, et le récit est lavé de tout soupçon.»4 Ce qui était loin d’être l’avis de Gabriel Ferrand, orientaliste spécialiste de Madagascar (1864-1935), pour qui «Ibn Battûta n’est jamais allé en Indochine ou en Chine et a inventé ce voyage de toutes pièces»5!...
Un témoignage d’importance vint lever ce tabou qui pèse lourd sur la véracité des récits du Tangérois. Et c’est un «savant officier de la marine impériale, le capitaine de vaisseau Guilain», qui le leva. Sollicité pour donner son avis, ce grand navigateur répondit: «Quoique plusieurs particularités racontées par Ibn Battûta ne se représentent plus aujourd’hui au voyageur […], nous n’en croyons pas moins que l’écrivain arabe a tracé un tableau fidèle de ce qui se passait à l’époque. Les changements qui se sont successivement opérés dans l’état politique ont dû apporter des modifications correspondantes dans les mœurs, les usages et les richesses de ses habitants […]»6.
S’il y a du tabou sur «Battûta», n’y a-t-il pas du «Maroc» dans «Marco»?
Autant dire que pour certains esprits, le Tangérois ne pouvait être comparé au Vénitien. On ne saura jamais si celui-ci avait dépassé les 120 000 kilomètres qu’aurait parcourus le Marocain. Comme on ne saura peut-être jamais si Ibn Battûta était passé par l’Italie. Après tout, rien ne dit que Marco Polo accostât au Maroc… Pour risquer une note de légèreté, observons au passage que «Marco» est l’anagramme parfaite de… «Maroc»!
En fait, tout porte à croire qu’au départ Ibn Battûta n’avait en tête que le pèlerinage à La Mecque. Il fallait pour cela et avec les moyens de l’époque, traverser le Maroc, l'Algérie, la Tunisie, la Libye, l'Égypte et le golfe Arabique. Comme le note B.R. Sanguinetti: «Il était réservé à l'islamisme7 de développer chez ses sectateurs la passion des voyages, en même temps qu'il leur facilitait les moyens de la satisfaire.»8
Ce n’était pas la première fois qu’il accomplissait le pèlerinage. On imagine que c’est lors de son deuxième ou troisième voyage qu’il se laissa porter jusqu’en Syrie et en Mésopotamie. Puis la Perse. On ne sait pas à quel moment il poussa jusqu’à Constantinople et la vallée de l’Indus… Il se rendit, en effet, à Delhi, où il est prouvé qu’il fut employé durant deux ans comme cadi. C’est là qu’il fut chargé par le sultan Mohammed Ibn Toughlouq d'une mission auprès de l'empereur de Chine… Précisons que ledit sultan était un érudit, de culture persane, en mathématiques, en astronomie comme en philosophie.
De retour à Tanger, Ibn Battûta ne tardera pas à reprendre la route, ou plutôt la mer: pour se rendre à Grenade. Où il ne restera pas longtemps. Après une «halte», il descend à Fès, et de là, il décide de pousser jusqu’à Tombouctou (Mali). Au début de l’année 1349, il est à Djerba (Tunisie). «La situation n’est pas brillante pour les Maghrébins dans cette ville, et Ibn Battûta doit la quitter vers le mois de septembre en empruntant un navire catalan qui fait escale en Sardaigne avant de débarquer à Ténès, sur la côte algérienne. De là, il se rend à Tlemcen où il visite la tombe d’Abou Madyan, le père du soufisme maghrébin et compagnon d’Ahmed bin Rifa’i, dans la mouvance duquel on trouve notre auteur depuis le début de ses pérégrinations. Enfin, il se rend à Fès sans passer par sa ville natale, Tanger, où il arrive en novembre 1349.»9 Il meurt à Marrakech en 1368 (ou, selon d’autres sources, en 1377).
Voyage aux frontières du monde – Topologie, narration et jeux de miroir dans la Rihla d’Ibn Battûta, F.-X. Fauvelle-Aymar, Bertrand Hirsch.
Une anecdote d’Ibn Battûta, le jour où il rencontra, en Inde, l’un de ses compatriotes de Ceuta
«Un jour que je me trouvais dans la demeure de Zhahîr eddîn alkorlâny, voici qu’arrive un grand navire appartenant à un des jurisconsultes les plus vénérés parmi ces musulmans. On demanda la permission de me présenter ce personnage et on l’annonça: «Notre maître, Kiouâm eddîn assebty». Son nom me surprit; mais quand il fut entré et que l’on se fut mis à converser après les salutations d’usage, il me vint à l’esprit que je le connaissais. Je me mis à le regarder fixement, et il me dit:
“Il me paraît que tu me regardes comme un homme qui me connaît.
– De quel pays es-tu?
– De Ceuta.
– Et moi, je suis de Tanger.”
Or, il me renouvela le salut, il pleura, et je pleurai à son exemple. Je lui demandai: “As-tu été en Inde?
– Oui, j’ai été à Dihly, la capitale.”
Quand il eut dit cela, je me souvins de lui, et je repris:
“Est-ce que tu n’es pas Albochry?
– Oui.”
Il était arrivé à Dehli avec son oncle maternel, Abou’l Kâcim de Murcie, et il était alors tout jeune, sans barbe; mais c’était un étudiant des plus habiles. […] J’avais informé sur son compte le sultan de l’Inde, qui lui donna trois mille dinars et l’engagea à rester à Dihly. Il refusa car il voulait se rendre en Chine, pays où il s’acquit une grande renommée et beaucoup de richesses.
Ibn Battûta, Voyages, 278, III. Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan (François Maspero, Paris, 1982 collection FM/La Découverte)
Ibn Battûta, Voyages, volume 4, Paris, Imprimerie impériale, 1879.
1 Ibn Battûta - Voyages – Vol. 1. C. Defremery et B. R. Sanguinetti (Paris, Imprimerie impériale, 1879).
2 Fauvelle-Aymar François-Xavier, Hirsch Bertrand, Voyage aux frontières du monde. Topologie, narration et jeux de miroir dans la Rihla de Ibn Battûta, Afrique & histoire, 2003/1 (vol. 1), p. 75. URL: https://www.cairn.info/revue-afrique-et-histoire-2003-1-page-75.htm
3 Ibn Battûta, Voyages, volume 1, op. cit.
4 Fauvelle-Aymar François-Xavier, Hirsch Bertrand, Voyage aux frontières du monde, éditions Verdier, Afrique & histoire, 2003.
5 Idem, p. 88.
6 Voyage d’Ibn Battûta, texte arabe accompagné d’une traduction, Société asiatique (1853).
7 Précisons que le terme «islamisme» n’a jamais eu le sens qu’on lui attribue de nos jours: calqué sur «christianisme» et «judaïsme», il désignait tout simplement la religion musulmane. Du reste, c’est dans ce sens que Voltaire l’emploie dans son Dictionnaire philosophique (1764), et Stendhal dans De l’amour (1822). Cf De l’islamo-gauchisme sur ma chaîne YouTube: https://youtu.be/shxJkq9ZPQc
8 Ibn Battûta, Voyages, volume 1, op. cit.
9 Idem, Vol. 3.
Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).
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