Je me souviens… C’était un lundi, le 12 juin 2006, à Alger. Au cœur du quartier populaire de Belouizdad (anciennement Belcourt, le quartier d’enfance d’Albert Camus) (1).
À l’occasion de la fin des travaux de rénovation de «la grotte de Cervantès», qui furent financés par la société pétrolière espagnole Repsol Ype, une cérémonie réunissait, autour de l’ambassadeur d’Espagne, les officiels de la ville, le directeur de l’Institut Cervantès d’Alger, les représentants de la commune de Belouizdad et quelques personnalités des Arts et des Lettres. Tout ce beau monde applaudit la performance des artisans venus à bout des ravages du temps.
Le Manchot de Lépante
Dans l’ouvrage qu’Émile Chasles avait consacré au célèbre écrivain, on lit: «Il faut pénétrer avec Cervantès dans Alger et nous y arrêter avec lui, si nous voulons comprendre ses œuvres, dont une partie est née de ses impressions d’alors (2).»
L’auteur de l’inénarrable Don Quichotte de la Mancha a «séjourné», dit-on, dans cette grotte qui, à l’époque (1580), donnait directement sur la mer. En 1887, l’endroit fut marqué d’une plaque commémorative qui sera vite jugée indigne de la renommée de l’écrivain, et remplacée par une imposante stèle. L’entrée est surplombée d’une sorte de balcon d’où le visiteur peut admirer la pittoresque baie d’Alger…
Avant de se consacrer à la littérature, Miguel de Cervantès de Saavedra connut une vie mouvementée, guerroyant sur terre et sur mer contre les Infidèles (Ottomans). Notamment à Tunis, à la Goulette précisément, qui fut un désastre pour les troupes espagnoles. L’épisode, tout comme la captivité de l’écrivain au bagne d’Alger, se trouve évoqué dans Don Quichotte - Le Captif. Le désastre fut plus grand au large de Lépante (Grèce): c’est le 7 octobre 1571, lors de cette bataille navale, remportée par la coalition hispano-vénitienne et la flotte papale, que Cervantès perdit l’usage de sa main gauche, ce qui lui vaudra le surnom de Manchot de Lépante.
Quelques années plus tard, le 26 septembre 1575, sa galère, baptisée Le Soleil, sera capturée par les corsaires d’un certain Dali Mami, dit «le Boiteux», d’origine grecque (de Lesbos), renégat (passé à l’islam) au service de la Régence d’Alger. Cervantès sera son esclave durant cinq ans (1575-1580). Parmi les captifs figurait son propre frère, Rodrigo.
Dans les «Bagnes d’Alger»
À son arrivée à Alger, il découvre un melting-pot, arborant parures et harnachements de toutes sortes, qui le marquera à jamais, au point que toute son œuvre en sera imprégnée. C’est que, jusqu’alors, notre homme n’avait «vu» de l’islam que ce que ses batailles navales lui avaient permis d’en voir.
Nous sommes, rappelons-le, à la fin du XVIe siècle, en 1575, quatre-vingt-trois ans après l’expulsion des Arabes et des Juifs d’Espagne, lesquels avaient trouvé refuge à Tanger, Oran, Alger, Tlemcen, Constantine et Tunis. Entre-temps, la ville et la population d’Alger étaient passées sous la domination des frères Barberousse, et la course devenue une source de revenus incommensurables, attirant du coup aventurier et marchands de tout le pourtour de la Méditerranée: Grecs, Albanais, Catalans, Marseillais, Génois, Napolitains, Siciliens, Vénitiens, mais également Anglais et Flamands...
Relisons Émile Chasles: «Cervantès, en mettant les pieds dans Alger, est frappé du chaos de races qui se présente à lui, et tout d’abord des mille accents divers qui frappent son oreille (…) Au milieu des indigènes ou des envahisseurs, pullulent les chrétiens. Les uns sont esclaves, et selon leur force ou leur art, on les fait jardiniers ou charpentiers, artisans ou rameurs. Les autres sont libres; à la faveur d’un sauf-conduit, ils viennent vendre à Alger les produits de l’Europe...»3
Dès les premiers mois de captivité, Michel de Cervantès chercha à s’évader à tout prix. Son frère, Rodrigo, bénéficiera d’une libération grâce à la famille qui réussit à réunir les 400 écus d’or réclamés par Dali Mami, «le Boiteux». Mais celui-ci, au dernier moment, en demande autant pour l’affranchissement de son esclave «préféré», Michel. Peu de temps après, le père Cervantès de Saavedra meurt. Et Michel voit s’éloigner le jour de sa libération…
L’étranger Cervantès qui fait de l’ombre à l’auteur de L’Étranger
Plusieurs fois, il tentera de s’évader, en vain. C’est à la quatrième tentative, en septembre 1577, qu’il trouvera refuge, avec une douzaine d’autres fugitifs, dans la fameuse grotte: attendant l’arrivée d’un navire espagnol qui devait les embarquer. Mais le plan fut ébruité, et le vaisseau, tant guetté depuis le balcon de pierre, intercepté. Il faudra attendre encore trois ans avant que la somme exigée pour sa libération ne soit réunie par une organisation religieuse (les Trinitaires). De ce séjour forcé, Cervantès tirera un récit: Bagnes d’Alger et une pièce de théâtre: El Trato de Argel («La vie à Alger»).
Tout, dans son œuvre, nous dit que ce personnage d’esclave chrétien n’est autre que Michel de Cervantès lui-même. Nous le retrouvons, sous un autre nom, tout aussi vindicatif et «anti-mahométan», dans Les Bagnes d’Alger. Le savaient-ils, donc, ces officiels algériens, musulmans d’un pays dont l’islam est religion d’État, savaient-ils ce que pensait de l’islam feu le «locataire» de la Grotte qu’en ce beau jour de juin 2006 ils étaient nombreux à célébrer la mémoire, et à décréter officiellement son antique refuge «symbole de l’amitié algéro-espagnole»?
Toujours est-il que la Cova Cervantès semble, comme lieu de pèlerinage, supplanter d’autres hauts lieux de la mémoire algéroise, à commencer par le 93 boulevard Mohamed-Belouizdad (ex-rue de Lyon), où Albert Camus passa son enfance, et qui voit de moins en moins de nostalgiques camusiens s’y bousculer… De mauvais esprits diraient: Ainsi aura-t-il fallu un étranger au pays (Cervantès) pour faire de l’ombre à l’auteur de L’Étranger!...
1. Je reprends ici quelques souvenirs rapportés dans mes Chroniques d’une immigration choisie (Ed. de L’Aube, 2019).
2. Michel de Cervantès: sa vie, son temps, son œuvre politique et littéraire, p. 74, Didier et Cie, 1866.
3. Émile Chasles, Michel de Cervantès: sa vie, son temps, son œuvre politique et littéraire, op. cit., p.75.
Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).
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NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.