La France est souvent montrée du doigt en raison des discriminations dont seraient l’objet les personnes d’origine immigrée. Il faut tout d’abord relativiser ces affirmations, car elles sont toujours très difficiles à quantifier. Les différentes campagnes de testing menées depuis plusieurs années montrent certes qu’il est plus difficile d’être embauché lorsque l’on a un nom à connotation nord-africaine, mais les chiffres des différentes études produisent souvent des écarts significatifs.
On peut lire par exemple qu’un candidat dont le patronyme possède une connotation musulmane a 25% de chances d’être convoqué à un entretien d’embauche, d’après l’ancien ministre Julien Denormandie; le chercheur Yannick L’Horty parle de 20% après l’étude qu’il a réalisée en 2018; le ministère du Travail, lui, porte ce chiffre à 31,5% dans un article paru en 2021. Ce sont là des chiffres importants, mais ils sont loin de correspondre aux études publiées il y a une décennie qui montraient qu’il y avait deux ou trois fois moins de chances d’être ne serait-ce que rappelé après une candidature.
S’il est difficile de faire des conclusions sur leur intensité, il est impossible de nier ces discriminations. Lorsque l’on pose la question aux intéressés, on s’aperçoit que 41% des individus d’origine nord-africaine estiment avoir été discriminés, contre 36% des gens d’origines subsahariennes et 21% des personnes d’origine turque.
Devant de tels écarts, nous sommes allés demander à de jeunes managers français d’origine nord-africaine s’ils avaient eu eux-mêmes le sentiment d’être discriminés. Après avoir étudié le même phénomène sur les femmes – c’est l’objet de notre livre paru au mois d’octobre 2021 –, nous avons enregistré de longues conversations avec une vingtaine d’hommes de moins de 40 ans diplômés de l’enseignement supérieur et qui exercent une fonction de manager.
Ce qui frappe le plus, c’est d’abord une forme de distance par rapport à la notion même de discrimination: la plupart du temps, ils répondent qu’ils ne peuvent pas juger pour eux-mêmes puisque, par définition, ils ne connaissent jamais les véritables raisons pour lesquelles leurs candidatures sont rejetées.
Toutefois, après analyse des entretiens, on arrive à plusieurs conclusions. D’abord, tous estiment avoir rencontré des difficultés lors de leur première embauche, celle qui a suivi l’obtention de leur diplôme. Beaucoup ont vu leurs camarades de promotion trouver beaucoup plus rapidement un premier emploi dans le secteur qu’ils souhaitaient, quand eux-mêmes ont dû envoyer beaucoup plus de candidatures. Cette remarque est quasiment systématique et cela a poussé certains d’entre eux à partir à l’étranger – ailleurs en Europe ou en Amérique du Nord.
Il est important de noter que cette discrimination semble se limiter à la première embauche. Plusieurs des personnes interrogées font part de leur facilité à changer d’entreprise ou à monter au sein de la hiérarchie de la leur une fois qu’ils sont en poste. À 30 ans, parfois moins, beaucoup encadrent un nombre important de salariés grâce à la promotion interne ou à la mobilité externe; plusieurs affirment d’ailleurs être régulièrement contactés par des entreprises qui cherchent à les débaucher.
Il apparaît nettement chez ces jeunes cadres masculins que la difficulté essentielle se situe au démarrage de leur carrière. Ils doivent d’ailleurs souvent revoir leurs ambitions à la baisse et commencer dans un secteur où la tension sur le marché de l’emploi est moindre, ce qui multiplie leurs chances d’être recrutés.
Ainsi Mohamed, 29 ans et diplômé d’un master en finances de haut niveau, s’est-il contenté de commencer à un poste subalterne dans une structure associative; mais, une fois ce poste obtenu, il a été très rapidement promu. De même, Nourredine, 34 ans, diplômé d’une école de commerce et qui souhaitait intégrer un département marketing ou achat, préférera assurer en postulant avec succès au sein d’un service commercial où il y a moins de demande. Il est désormais chef des ventes au sein de son entreprise, quelques années après son embauche.
Les exemples de ce type sont fréquents et ils interpellent sur cette réticence pour un employeur à embaucher un jeune candidat au patronyme nord-africain sans expérience.
Lorsqu’on leur pose la question sur la façon dont ils perçoivent ces difficultés, les jeunes cadres interrogés sont assez bavards. D’abord, ils sont conscients que les faits divers qui mettent en cause de jeunes Nord-Africains leur donnent une image calamiteuse. Ils savent également que les codes des quartiers dans lesquels ils ont souvent grandi rendent plus difficile la communication verbale avec un employeur potentiel, même si leurs compétences sont réelles. Ces deux facteurs sont aussi des explications susceptibles de relativiser l’accusation de racisme systémique de l’employeur en France.
Toutefois, ces discriminations existent bel et bien et elles portent en majorité, d’après ceux qui en témoignent, sur la première embauche, celle qui suit le diplôme. Si un travail politique doit être fait pour faciliter l’intégration des jeunes hommes d’origine nord-africaine, c’est sur le début de carrière qu’il doit se porter. Il devra en outre consister en une lutte plus résolue contre la délinquance et pour la prévention: si les personnes que nous avons interrogées portent un regard si sévère sur ce sujet, allant parfois jusqu’à «comprendre» certaines formes de discrimination, il est aisé d’imaginer ce que cela peut représenter chez des employeurs potentiels.
Arnaud Lacheret est docteur en science politique, Associate Professor à l’université du golfe Arabique de Bahreïn, où il dirige la French Arabian Business School, partenaire de l’Essec dans le Golfe.
Ses derniers livres, Femmes, musulmanes, cadres – Une intégration à la française et La Femme est l’avenir du Golfe, sont parus aux éditions Le Bord de l’Eau.
TWITTER: @LacheretArnaud
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.