Épuisant racisme, virus résistant

Des Parisiens participent à une cérémonie commémorant la répression brutale d'une manifestation en faveur de l'indépendance de l’Algérie du 17 octobre 1961, au cours de laquelle au moins 120 Algériens ont été tués. (Photo, AFP)
Des Parisiens participent à une cérémonie commémorant la répression brutale d'une manifestation en faveur de l'indépendance de l’Algérie du 17 octobre 1961, au cours de laquelle au moins 120 Algériens ont été tués. (Photo, AFP)
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Publié le Mercredi 15 décembre 2021

Épuisant racisme, virus résistant

Épuisant racisme, virus résistant
  • Le candidat made in CNews sait bien que mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde, qu’au cours des décennies, les dérives sémantiques sur l’immigration n’ont jamais cessé
  • Voilà où en est le débat. Oui, le racisme fatigue. Il désespère. Aujourd’hui, les musulmans «lambda» de France sont las d’être des boucs émissaires du marché électoral

Les Français sont fatigués… Ceux des centres comme ceux des périphéries, ceux des souches et ceux des branches. Comme nous, les enfants de l’immigration maghrébine et africaine nés dans les années 1950-1960, en France. Nous avons eu vingt ans dans la seconde moitié des années 1970, à la fin des Trente Glorieuses. Notre récit, celui des jeunes des cités de banlieue, a aujourd’hui soixante ans.

C’est une vieille histoire de France, à présent, à consulter aux archives et qui, pourtant, est toujours d’actualité, jalonnée de crises de légitimité, épuisante. Depuis des décennies, elle a mis à l’épreuve du réel la République des talents et des mérites. Le slogan de notre Marche de 1983, «J’y suis, j’y reste!», avait suscité des espoirs, mais aussi réveillé les fantômes et les démons qui pensaient que nous étions en transit en France, des étrangers qui allaient rentrer chez eux.

Rachid Taha chantait en 1993: «Voilà, voilà qu’ça recommence […]. Partout, partout ils avancent…» à propos de l’extrême-droite hostile aux immigrés. S’il était encore là, il verrait qu’à l’automne 2021 ils avancent toujours, sous l’étendard d’Éric Zemmour, vers l’élection présidentielle. Les revoir, plus revigorés qu’on ne les avait vus depuis un demi-siècle, inspire une immense lassitude à ceux qui croyaient en la France de la fraternité.

Les Français sont fatigués par la confusion générale qui les entoure. Le candidat made in CNews sait bien que mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde, que, au cours des décennies, les dérives sémantiques sur l’immigration n’ont jamais cessé, glissant du registre du travail (le travailleur immigré) à celui de la religion (les musulmans), que le mot «immigré» est devenu «Arabe», que ce dernier a viré à l’injure; les «Nord-Africains» sont devenus les «musulmans»; les «chibanis» (les anciens) ont disparu de l’espace public, leurs enfants y sont entrés, les «beurs», puis le mot, si courant dans la décennie 1990, a aussi disparu du langage courant. Le «djihadiste» est né. Ces dérives racontent que cette population n’a pas trouvé place dans la société, comme au temps de la colonisation en Algérie, où les dénominations des populations locales étaient à géométrie variable: indigènes, Arabes, musulmans, Français musulmans…

Rachid Taha chantait en 1993: «Voilà, voilà qu’ça recommence […]. Partout, partout ils avancent…» à propos de l’extrême-droite hostile aux immigrés.

 

Avec Éric Zemmour, voilà, voilà qu’ça continue… Alors que le délitement national est bien réel, le monde de plus en plus complexe et violent, avec des préoccupations environnementales et sanitaires inquiétantes, d’aucuns vivent la présence des musulmans comme un viol de leur identité nationale. Une névrose. Dans un entretien au Monde en 2003, Le Pen affirmait: «Le jour où nous aurons en France non plus 5 millions, mais 25 millions de musulmans, ce sont eux qui commanderont… Et les Français raseront les murs, descendront des trottoirs en baissant les yeux. Quand ils ne le font pas, on leur dit: “Qu'est-ce que tu as à me regarder comme ça, tu cherches la bagarre?” Et vous n'avez plus qu'à filer, sinon vous prenez une trempe.» La cour d'appel le condamnait à dix mille euros d'amende, concluant que Le Pen tendait à «susciter chez le lecteur un sentiment d'hostilité et de rejet à l'égard des musulmans, présentés comme dominateurs et agressifs, et provoque[r] ainsi la discrimination, la haine et la violence envers cette communauté». Dix mille euros? Pas cher payé.

L’écrivain Michel Houellebecq, prix Goncourt 2010, pour qui «la religion la plus con, c’est quand même l’islam», imaginait aussi, dans son roman Soumission, publié en 2015, une France islamisée en 2022 après l'arrivée à l’Élysée du chef d’un parti appelé «La Fraternité musulmane», Mohamed ben Abbes. En fiction, il décrivait une «communauté musulmane» unie pour imposer aux Français la charia. Dans la fiction, certes, on y était, mais dans la réalité... on aurait tendance à penser que c’est plutôt un chef de l’extrême droite qu’on pourrait retrouver à l’Élysée en 2022, et non pas Mohamed, parce que le vote musulman n’existe pas.

Malgré tout, la campagne pour l’élection 2022 continue de battre son plein avec les fausses statistiques sur l’immigration que profère Éric Zemmour dans les médias. Exemple: «[…] Dans la banlieue parisienne, aujourd’hui, entre 0 et 18 ans, il y a 80-90% d’enfants qui sont d’origine maghrébine ou africaine», martèle-t-il en se référant à une enquête de l’Insee. C’est faux. Les statistiques officielles n’indiquent pas les pays d’origine des jeunes issus de l’immigration, mais seulement ceux d’origine «extraeuropéenne».

 

Malgré tout, la campagne pour l’élection 2022 continue de battre son plein avec les fausses statistiques sur l’immigration que profère Éric Zemmour dans les médias.

 

Quant à «la banlieue parisienne» qu’il évoque, elle dissimule le fait que c’est seulement dans cinq micro «quartiers» de 6 000 habitants que les chiffres sont vérifiés, dont Clichy-sous-Bois, Mantes-la-Jolie, Grigny et Garges-lès-Gonesse. Mais le grand manipulateur connaît la charge stéréotypée du mot «banlieue», là où se prépare le «grand remplacement».

En outre, pour signifier que Macron en est complice, il n’hésite pas à affirmer que, lors de son quinquennat, deux millions d'immigrés seraient venus s'installer en France. Ce chiffre est encore faux. Mais plus il le martèle, plus ça rentre, plus Éric Ciotti le reprend… Quel électeur ira vérifier? Au demeurant, quoi qu’on lui rétorque, le candidat du doigt d’honneur dénoncera les statistiques «corrompues» des démographes. Pire, il leur opposera sa vérité: «Les Français observent la rue, le métro, les salles de classe, surtout dans les quartiers populaires, et constatent l’évidencedu “grand remplacement”.»

Chez Éric Zemmour, la science est remplacée par les sens. C’est un «terreplatiste» qui, observant le soleil se mouvoir, veut faire croire que la terre est plate. À propos des contrôles au faciès: «Les Français issus de l'immigration sont plus contrôlés que les autres parce que la plupart des trafiquants sont noirs et arabes, c’est un fait. C’est une vérité... Demandez à n’importe quel policier.» Là, la preuve passe par l’interview de n’importe quel policier.

Voilà où en est le débat. Oui, le racisme fatigue. Il désespère. Aujourd’hui, les musulmans «lambda» de France sont las d’être des boucs émissaires du marché électoral. Les pratiquants, comme les autres. Ils se sentent harcelés, provoqués, déniés chez eux, soupçonnés d’être des intrus antifrançais, alors qu’ils n’aspirent qu’au droit à l’indifférence et l’égalité des chances réelle. C’est cette «évidence» qu’il faut exposer à l’opinion publique: les citoyens musulmans sont variés, divisés et il n’y a aucune raison qu’ils ne le soient pas. Il n’existe aucune espèce de mémoire collective entre Algériens, Marocains, Tunisiens, Sénégalais, Maliens, Turcs, Comoriens, Guinéens…

Ce sont les politiques et les médias qui ont fabriqué le mot «communautarisme» afin de constituer un objet de peur, lequel n’a jamais démenti sa rentabilité électorale. Ce fantasme électoral réchauffé à chaque échéance sature les capacités de tolérance de la population concernée par ces attaques. On est abasourdis de constater combien la lutte antiraciste a failli depuis un demi-siècle. SOS Racisme, la Licra, la Cimade et des centaines d’associations n’ont pas trouvé le vaccin. Alors on vit avec le virus.

 

Ce sont les politiques et les médias qui ont fabriqué le mot «communautarisme» afin de constituer un objet de peur, lequel n’a jamais démenti sa rentabilité électorale.

 

Le combat antiraciste est un éternel recommencement. Épuisant, oui. Myriam el-Khomri, ancienne ministre socialiste du Travail, d’origine marocaine, l’a dit. Prise dans la tourmente d’une bourde, elle déclarait, excédée, à la fin de l’année 2015: «[…] Je crois qu’on a quand même un problème dans notre pays, c’est que le nom ou la couleur de peau restent des marqueurs extrêmement importants… Moi, j’en ai marre de venir sur des plateaux pour justifier que je suis française… Sincèrement, j’en ai marre de devoir me justifier sur mes origines.»

Voilà, voilà, qu’ça continue… «Bicot». L'inscription a été trouvée le 10 novembre 2021 à Paris sur un portrait d'Ahmed Merabet, le policier froidement assassiné par l'un des frères Kouachi au mois de janvier 2015 après l'attaque de Charlie Hebdo. Tous les musulmans de France ont été choqués par cette souillure. La haine gagne du terrain. Le 11 décembre, dans le carré musulman du cimetière à Mulhouse, des éléments de décoration des tombes ont été saccagés et dispersés sur le sol.

Ironie du sort, au même moment, on apprenait que Claude Guéant, ministre de l'Intérieur de Nicolas Sarkozy, avait été incarcéré à Paris pour détournement de fonds publics. L’homme déclarait en 2011: «Les Français, à force d'immigration incontrôlée, ont parfois le sentiment de ne plus être chez eux, ou bien de voir des pratiques qui s'imposent à eux et qui ne correspondent pas aux règles de notre vie sociale.»

Les Français sont déboussolés, ah ça oui! La France se délite, oui. La politique est discréditée, oui. Mais, à l’extrême droite, on garde le cap sur le «grand remplacement» des catholiques par les musulmans, dans un pays où, en 1950, plus de 90% des Français se disaient catholiques, alors qu’ils ne sont aujourd’hui plus que 32%, 58% se définissant «sans religion». La confusion progresse partout. Un rayon de soleil, cependant: le prix Goncourt 2021 a été décerné à… Mohamed Mbougar Sarr! Sénégalais. Musulman. Mohamed, oui! La France a encore des choses à dire au monde.

 

Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007), chercheur en économie et sociologie. Il est chargé de recherche du CNRS.

Twitter: @AzouzBegag

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.