Comment mesurer les effets des attentats sur la société française, et notamment sur les rapports entre les Français? Notre récente enquête, Femmes, Cadres, Musulmanes… une intégration à la française à paraître aux éditions Bord De l’Eau le 8 octobre prochain, tente de répondre à cette question en donnant la parole aux femmes de la deuxième génération de l’immigration nord-africaine qui ont réussi et se sont extraites de la condition sociale de leurs parents.
Souvent, leur début de carrière a eu lieu avant le 11 septembre 2001 et la vague d’attentats des années 2010 en France commis au nom de l’islam. Elles sentent que quelque chose s’est brisé entre temps et que dorénavant, le regard porté sur elle, et surtout sur les plus jeunes descendants d’immigrés, a changé.
Ce sentiment et cette analyse, partagés par quasiment toutes les femmes interrogées au sujet des attentats, correspondent finalement assez bien à l’objectif revendiqué des auteurs de ces actes terroristes. Gilles Kepel, dans son étude sur celui qui est considéré comme un des inspirateurs du terrorisme moderne visant l’occident, Abu Musab al-Suri, décrit bien que l’un des objectifs des terroristes est de déstabiliser les sociétés occidentales en en détachant les musulmans qui cherchent à s’intégrer et qui se sentiront rejetés à la suite des réactions consécutives aux attentats. Force est de constater que ce qui est décrit dans les propos recueillis montre que l’objectif recherché semble hélas être atteint.
Ainsi, pour Zainab, 42 ans, on peut parler d’acharnement qui a entraîné un repli sur soi, une rébellion qui a pu conduire à la multiplication des signes religieux chez les femmes et notamment le hijab, qui était peu porté en France avant le 11 septembre 2001. «Dès cet instant-là [le 11-Septembre], il y a eu un seuil qui a été franchi, un acharnement médiatique, plein de choses qui ont eu pour conséquence… on va dire, un durcissement des valeurs.»
Outre ce durcissement et ce repli communautaire, les femmes interrogées, souvent managers et professions intellectuelles supérieures, ont dès lors été mises en situation de commenter ces attentats. Mounira, 39 ans, s’est sentie agressée quand, au cours d’une réunion professionnelle dans l’hôpital où elle travaillait, on lui a demandé de se positionner sur les attentats: «Quand il y a eu des attentats on m’a dit, en pleine réunion de travail au cours de laquelle on parlait des patients, de l’orientation de l’hôpital psychiatrique, c’était au lendemain des attentats: “Que penses-tu des attentats de Charlie Hebdo?”».
Mounira décrit ici le sentiment général de ces femmes lorsqu’un attentat terroriste est commis. Cette peur de l’amalgame est une réalité, décrite de la même manière par toutes les personnes interrogées. Ainsi, nombre d’entre elles se sentent mal à l’aise lorsqu’on leur demande de prendre position, de s’exprimer au nom d’une communauté dont elles ne se sentent pas représentatives.
Dans le même temps, on ressent dans leurs propos un véritable malaise et une forme de honte lorsque les auteurs sont, comme eux, d’origine maghrébine. Interrogée quelques jours après la décapitation de Samuel Paty, Mounira explique de façon imagée sa réaction après chaque attentat: «C’est “mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu, qui est le terroriste? Est-ce que c’est un mec de quartier, un Arabe, un musulman?”. Alors quand c’est un Tchétchène, on se sent moins concernées. Même si je suis mariée à un Français, je me dis “mon Dieu, pourvu que ce ne soit pas un mec avec un prénom arabe”. On est dans cette attente, et on est très attentif à ça. À chaque fois qu’on dit “oui c’est un mec issu de l’immigration”, ou quelqu’un de ma génération, les frères Kouachi par exemple, c’est des mecs de ma génération.»
Plus loin dans la conversation, Mounira décrit une forme de cercle vicieux, initiée par les attentats: «Je me dis “merde, ça va refroidir les Français, ils vont prendre moins d’Arabes dans les entreprises et ça va moins donner envie” mais je le comprends tout à fait. On le comprend tout à fait. Je me dis que c’est con parce que c’est le cercle vicieux. Si on ne prend pas d’Arabes, on ne les sort pas. On ne construit pas des modèles identificatoires autres que la fille qui a le voile et qui reste habiter dans le quartier sans travailler. Je suis désespérée. Pour le coup, je suis très pessimiste.»
L’une des causes identifiées par ces femmes est, curieusement, l’appel à ne surtout pas stigmatiser et faire d’amalgame qui est proclamé après chaque attentat depuis le 11 septembre. Cet appel, relayé par l’ensemble de la classe politique et des médias, a systématiquement l’effet inverse: à force de dire qu’il ne faut pas faire l’amalgame, c’est évidemment l’inverse qui s’est produit.
Ces témoignages, dont nous ne livrons ici qu’un petit extrait, montrent concrètement cet écartèlement entre une société française qui se méfie davantage de la figure du «musulman» et des descendants d’immigrés qui s’isolent du reste de la société. Briser ce cercle vicieux sera un des défis fondamentaux des gouvernements français à venir.
Arnaud Lacheret est Docteur en science politique, Associate Professor à l’Arabian Gulf University de Bahreïn où il dirige la French Arabian Business School, partenaire de l’Essec dans le Golfe. Il est l’auteur de « La femme est l’avenir du Golfe » paru aux éditions Le Bord de l’Eau.
TWITTER: @LacheretArnaud
NDLR : Les opinions exprimées dans cette rubrique par leurs auteurs sont personnelles, et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.