La dernière fois que des manifestants se sont rassemblés le long de l'avenue Habib-Bourguiba à Tunis, la Tunisie était en proie à une révolution qui a renversé l'homme fort du pays, Zine el-Abidine ben Ali, et a démantelé son redoutable État policier. Le week-end dernier, alors que les gens s’amassaient devant le Parlement, le mécontentement à l'égard du parti au pouvoir, Ennahdha, et du Premier ministre, Hichem Mechichi, était si important que le président, Kaïs Saïed, a invoqué un article d'urgence de la Constitution. Il a limogé le Parlement ainsi que plusieurs ministres clés et a déployé l'armée, jusque-là apolitique, dans les rues. Les événements récents apportent un éclairage sombre sur un pays qui représentait le seul exemple convaincant de démocratie dans la région après le tumulte du fameux Printemps arabe.
Ce professeur de droit devenu président de la république tunisienne, qui revient dans sa maison familiale pour déjeuner, refusant de rester entre les murs du palais présidentiel, ne correspond pas à l'archétype de l'homme fort arabe. Cependant, après avoir fait campagne sous l’étiquette populiste, il a rapidement hérité du surnom de «RoboCop» en raison de ses discours saccadés en arabe formel sur des questions d'ordre public, ce qui laisse penser que les événements de cette semaine étaient peut-être inévitables.
Les développements récents ne peuvent cependant pas être analysés de manière isolée. Au mois d’avril, Saïed a fait sourciller lorsqu'il a déclaré que ses pouvoirs en tant que commandant des forces armées couvraient également les forces de sécurité intérieures. En effet, voilà qui menaçait d'entraîner le sensible ministère de l'Intérieur dans l'arène politique et, éventuellement, de diviser l'establishment sécuritaire. Cette orientation aurait dû servir d’avertissement aux factions belligérantes de la Tunisie: des querelles politiques soutenues, associées à une aggravation de la crise de santé publique, étaient susceptibles d’orienter le pays vers le pouvoir exécutif.
Le gouvernement s'est avéré totalement incapable de faire face à la stagnation de l'économie et à la recrudescence inquiétante de l’épidémie de coronavirus. Pour Saïed, auteur de plusieurs livres sur le gouvernement tunisien, parmi lesquels Les Dispositions générales de la Constitution, les mécanismes constitutionnels destinés à prendre le pouvoir auront été incroyablement simples. Bien que les récents affrontements entre les partisans de Saïed et ceux de Mechichi et d’Ennahdha aient caractérisé le gouffre politique qui divise la Tunisie d’aujourd'hui, ils n'expliquent qu'un des nombreux problèmes liés à la configuration politique post-révolutionnaire.
Ainsi Yasmina Abouzzohour, collaborateur émérite du Brookings Doha Center, affirme: «Cette lutte de pouvoir au sommet, qui a duré un an, peut également être considérée comme un échec de la part du gouvernement. Les conflits intestins entre les pouvoirs législatif et exécutif ainsi que les divisions majeures au sein du Parlement ont pratiquement paralysé le processus politique et rendu difficile la mise en œuvre des réformes indispensables du système.»
Pour Saïed, les mécanismes constitutionnels pour prendre le pouvoir auront été incroyablement simples.
Zaid Belbagi
Jon Marks, expert de l'Afrique du Nord et président de Cross-border Information, déclare quant à lui: «La Tunisie possède une culture politique particulière et compliquée, inadaptée au développement d'une économie qui ne cesse de s'aggraver et de résoudre les problèmes qui ont causé le Printemps arabe. Les querelles constantes ont abouti à des gouvernements successifs incapables de résoudre les crises politiques continues qui ont exacerbé la division sociale.» Ce résumé évoque l’origine de la stagnation politique dans le pays; il met en évidence l'impact grave des divisions entre la classe moyenne, les universitaires, une classe ouvrière socialement conservatrice et des syndicats politiquement mobilisés sur les problèmes urgents du pays.
Les guerres culturelles ont caractérisé la politique tunisienne au cours de la dernière décennie. Les lois qui concernent la vie privée des citoyens ont occupé le devant de la scène avant les réformes économiques et la création d'emplois effectuées dans l’urgence. Alors que Saïed a été critiqué pour avoir mis en place de manière énergique des privilèges constitutionnels, la décennie pendant laquelle Ennahdha est devenue la principale force politique de la Tunisie a montré que la volonté de transformer le grand espoir de la génération révolutionnaire du pays en bien-être économique se soldait par un échec constant.
Bien qu’il ait sa place au sein du gouvernement et qu’il soit présent au sein d’institutions et d’organisations phares, ce parti est responsable du détournement de l'aide généreuse que la Tunisie a reçue. Il a par ailleurs politisé sa position au sein de la Tunisie au niveau international à un point tel que le pays est devenu l'hôte de plusieurs puissances étrangères et le siège de leurs batailles respectives pour la domination régionale. La classe politique tunisienne, autrefois farouchement indépendante – elle qui a notamment dirigé les efforts africains de décolonisation –, n’est désormais plus qu’un pion pour les ambitions des puissances étrangères, et cela au détriment de la vie des Tunisiens ordinaires, qui ne s'est toujours pas améliorée.
Zaid M. Belbagi est commentateur politique et conseiller de clients privés entre Londres et le Conseil de coopération du Golfe (GCC).
Twitter : @Moulay_Zaid
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com