Depuis quelques mois, nous assistons, au sein du MBA [maîtrise en administration des affaires, NDLR] que je dirige, à un phénomène qualitativement étonnant et assez nouveau. La plupart des étudiants, qui sont tous employés et effectuent leurs études en parallèle, changent d’entreprise ou sont promus au sein de la leur.
Ce programme, qui a été créé au sein de l’Arabian Gulf University (université du Golfe arabique) en partenariat avec l’Essec, existe depuis dix années, et c’est la première fois que les professeurs accueillent une promotion avec des étudiants saoudiens, bahreïniens ou koweïtiens ayant des profils de managers dans le privé et le public et qu’ils la diplôment, dix-huit mois plus tard, avec 50% d’étudiants qui ont changé d’entreprise ou ont été promus au sein de leur entreprise.
C’est d’autant plus surprenant en une période de Covid où, fort logiquement, les gens auraient tendance à davantage s’accrocher à leur emploi. Il n’en est rien. Cela s’explique par l’effet des réformes du marché du travail et par l’effort considérable qui a été entrepris pour rendre le secteur privé «attractif», notamment pour les citoyens saoudiens, qui forment la majorité des étudiants: en dix ans, le nombre d’employé masculins dans le secteur privé a plus que doublé dans le Royaume. Quant au nombre d’emploi féminins dans le privé, il a été multiplié par dix (même s’il partait de très bas) entre 2010 et 2020 (source: Saudi General Authority for Statistics).
Pour l’emploi féminin, les deux principaux axes qui ont conduit à cette augmentation spectaculaire et continue sont évidemment la fluidification des transports grâce à la possibilité de conduire et l’ouverture quasi complète du marché du travail, qui s’est accompagnée d’incitations pour les entreprises à recruter des femmes saoudiennes.
Toutefois, cela ne suffit pas à expliquer cette fluidité et cet attrait pour le secteur privé. L’explication principale est à rechercher du côté du marché du travail: les emplois publics sont moins attractifs et le taux de chômage important entraîne une volonté de changement. Ainsi, après un pic en 2011, le taux de chômage en Arabie saoudite baisse lentement: il est toujours à un niveau important pour les femmes – aux alentours de 30% –, mais désormais nettement sous la barre des 10% pour les hommes. Une fois encore, ce qui est important de noter n’est pas le niveau brut de chômage mais la dynamique qui montre des courbes nettement à la baisse depuis dix ans: c’est cela qui crée une dynamique.
Ainsi, les courbes du chômage diminuent et on note par ailleurs que le chômage par catégorie d’âge baisse fortement, selon les statistiques. Si, entre 20 et 24 ans, 25% des hommes et 70% des femmes ne travaillent pas, ce chiffre se situe entre 10% et 50% pour les 25-29 ans. Il devient quasiment nul pour les hommes qui ont entre 35 et 39 ans et ne touche plus que 10% des femmes de cette tranche d’âge.
L’enjeu est donc celui de la formation des jeunes afin que les entreprises du secteur privé puissent plus facilement les embaucher.
Arnaud Lacheret
L’enjeu est donc celui de la formation des jeunes afin que les entreprises du secteur privé puissent plus facilement les embaucher. Pour cela, les universités saoudiennes doivent davantage s’adapter au marché de l’emploi, et notamment à la digitalisation, qui apparaît comme le secteur porteur pour l’avenir dans le Golfe. Le Royaume doit aussi attirer des investisseurs étrangers dans l’enseignement supérieur: c’est l’un des rôles de la direction de l’enseignement supérieur du ministère de l’Investissement, dirigé par Reem Altorki, qui multiplie les efforts pour attirer des campus délocalisés d’acteurs internationaux de l’enseignement supérieur en Arabie saoudite.
Toutefois, d’un point de vue plus qualitatif, les entreprises vont devoir apprendre à gérer cette fluidité. Il n’est en effet pas toujours simple de recruter un manager pour le voir s’en aller quelques mois plus tard parce qu’il aura été recruté dans une autre société, à un poste mieux rémunéré et plus conforme à ses espérances.
Cela passe par deux éléments: tout d’abord, il convient de rendre plus transparent le système de promotion interne au sein des entreprises, et de le fluidifier. Il m’arrive souvent d’entendre des étudiants, salariés de très grandes entreprises, m’expliquer qu’ils ne comprennent pas comment on peut être promu ou changer de poste et qui préfèrent tout simplement quitter l’entreprise qui se voit alors privée d’un manager prometteur. L’autre élément est surtout une question de mentalité: le marché du travail va devenir de plus en plus fluide et c’est une excellente chose, cela permet aussi de recruter des talents plus facilement. Et quand il s’agit de garder ces derniers, l’entreprise doit désormais se montrer convaincante et savoir évoluer dans un marché où, pour une fois, ce sont davantage les salariés qui choisissent.
Arnaud Lacheret est Docteur en science politique, Associate Professor à l’Arabian Gulf University de Bahreïn où il dirige la French Arabian Business School, partenaire de l’Essec dans le Golfe. Il est l’auteur de « La femme est l’avenir du Golfe » paru aux éditions Le Bord de l’Eau.
TWITTER: @LacheretArnaud
NDLR : Les opinions exprimées dans cette rubrique par leurs auteurs sont personnelles, et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.