Regarder les actualités libanaises, c'est comme visionner le film Un jour sans fin, sorti en 1993, dans lequel le personnage principal est bloqué dans une boucle temporelle le forçant à revivre indéfiniment le même jour.
Les jours se succèdent au Liban, mais l'actualité politique reste toujours la même: le président et le Premier ministre désigné échangent des accusations, et ne parviennent pas à se mettre d’accord sur un gouvernement viable, et capable de mener des réformes. Au milieu de ce cycle sans fin, la Banque mondiale a publié la semaine dernière un rapport qui ressemblait à un arrêt de mort pour le Liban. Le titre du communiqué de presse de l'organisation était on ne peut plus évocateur: «Le Liban s'enfonce dans l’une des crises mondiales les plus graves, sur fond d’inaction délibérée.»
À ce constat désastreux, qui risque d'entraîner la chute imminente du système, s’ajoute la situation politique de la région, qui constitue une autre source d’inquiétude. Israël craint un rapprochement potentiel entre l'Iran et les États-Unis à Vienne, alors que Washington opte pour une approche non- interventionniste, afin d’atténuer les effets de cette détente. Le Liban pourrait être victime de l'anxiété d'Israël. Il y a donc besoin d'un garant étranger, qui s'assurera que la frontière nord de Tel-Aviv reste calme, et empêchera une frappe sur le Liban qui pourrait conduire à sa disparition.
Les pourparlers sur l'accord nucléaire iranien à Vienne préoccupent grandement Israël. Le ministre de la Défense, Benny Gantz, s'est rendu aux États-Unis la semaine dernière pour discuter des répercussions de tout nouvel accord avec Téhéran. L'un des questions à l’ordre du jour était l'arsenal du Hezbollah, et la menace qu'il représente pour Israël. Le Premier ministre sortant, Benjamin Netanyahou, a lui déclaré que les Israéliens étaient prêts à bouleverser leur allié n°1, afin de repousser ce qu'ils considèrent comme une «menace existentielle» en provenance de la République islamique. Israël semble déjà prendre des mesures, pointant du doigt son implication possible dans un incendie de raffinerie, et le naufrage de l'un des plus grands navires de guerre iraniens dans le golfe d'Oman, la semaine dernière.
Le Liban représente un autre front sur lequel Israël aimerait montrer ses muscles, d'autant plus qu’il semble que son prochain Premier ministre, Naftali Bennett, soit issu de l'extrême droite. Ce dernier avait déclaré que la guerre peu concluante de 2006 avec le Hezbollah l'avait poussé à entrer en politique. Face aux accusations de Netanyahou, selon lesquelles il a compromis les principes de la droite en formant un gouvernement de coalition à large base, Bennett voudra-t-il faire ses preuves auprès de la droite, en adoptant une position belliciste envers le Hezbollah?
En attendant, les États-Unis ne montrent aucune réelle assurance au Liban. Ils ont utilisé des sanctions et une rhétorique musclée envers les politiciens du pays, mais ils se sont pour l’instant arrêtés à ce stade. Les intérêts de la Maison Blanche sont ailleurs, concentrés sur la question nucléaire iranienne. La Russie, quant à elle, veut jouer un plus grand rôle dans la politique régionale, et a des intérêts dans le pays, mais elle hésite à se laisser entraîner dans le bourbier de la politique libanaise. Moscou a laissé sur leur faim les politiciens cherchant son soutien.
Moscou peut jouer un rôle constructif au Liban, parce qu'il peut avoir une influence sur le Hezbollah.
Dr. Dania Koleilat Khatib
Toutefois, la Russie peut jouer un rôle constructif au Liban, parce qu’elle peut avoir une influence sur le Hezbollah – et toute solution dans le pays doit commencer par le Hezbollah. L'initiative française a échoué, en faisant appel aux politiciens pour former un gouvernement d'experts, à même de mener des réformes. En d'autres termes, les politiciens corrompus devaient démissionner, parce que ceux qui ont mis le pays à genoux sont naturellement incapables de mener les réformes nécessaires. Toutefois, Paris ne disposait pas de leviers suffisants pour les pousser à franchir une telle étape. La Russie a les moyens de relancer l'initiative française, en exerçant la bonne pression sur les bons acteurs, et en leur donnant des garanties en retour.
Le Hezbollah a besoin d'une garantie selon laquelle qu'il ne sera pas frappé, ou n’aura pas les bras liés. Sa principale raison de participer au gouvernement est de fournir une couverture politique à ses armes. Aujourd'hui, le Liban étant dans une situation précaire, il a besoin d'une force étrangère pour éviter un affrontement interne. Le patriarche maronite, Béchara Boutros Raï, a même déclaré qu’une solution devait venir de l'extérieur – les factions libanaises ne parvenant pas à s’entendre –, et a appelé à l’organisation d’une conférence internationale pour le Liban.
En raison de la profonde méfiance que les partis libanais ont les uns envers les autres, un garant extérieur est nécessaire. Ce rôle peut être joué par la Russie. Moscou peut donner au Hezbollah l’assurance qu'il ne sera pas attaqué par Israël, en échange d'un engagement à ne pas étendre son arsenal. La Russie peut également demander, en échange des garanties qu'elle donne au Hezbollah, que le groupe s'abstienne de participer au gouvernement. Sa sortie s'accompagnera du départ d'autres partis, permettant à une personnalité indépendante de former un gouvernement de spécialistes indépendants. Si le gouvernement était formé par les partis politiques actuels, selon l'accord de partage du pouvoir en vigueur, le cabinet ne serait qu'une simple copie du gouvernement inutile de Hassan Diab, incapable de mener des réformes, ou de conclure un accord avec le Fonds monétaire international (FMI).
Compte tenu de la réticence des États-Unis, la Russie est libre de lancer une initiative pour le Liban. Le prochain sommet entre Vladimir Poutine et Joe Biden, ainsi que la levée des sanctions par le président américain concernant le gazoduc Nord Stream 2, montre que, malgré sa rhétorique dure avec la Russie, la nouvelle administration souhaite coopérer avec Moscou. Même si le Moyen-Orient n'est pas une question à l'ordre du jour de la réunion entre Biden et Poutine du 16 juin, si la Russie lançait une initiative sur le Liban, elle pourrait pousser les États-Unis à s'impliquer. Il est dans l'intérêt des deux pays d'empêcher le pays de s'effondrer.
Voilà pourquoi la Russie devrait prendre les devants, et conclure un accord avec le Hezbollah, afin d'éviter que le Liban ne s'effondre, comme le prévoit le rapport de la Banque mondiale.
Le Dr Dania Koleilat Khatib est une spécialiste des relations américano-arabes, et en particulier du lobbying. Elle est cofondatrice du Centre de recherche pour la coopération et la consolidation de la paix, une ONG libanaise. Elle est également chercheure affiliée à l’Institut Issam Fares pour les politiques publiques et les affaires internationales de l’université américaine de Beyrouth.
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur arabnews.com