Sedat Peker, un important leader de la pègre turque, a lancé la semaine dernière une campagne qui vise à ternir la réputation de ses ex-complices; il a en outre désigné les personnalités politiques qui les ont protégés. Ses révélations portent sur la corruption qui sévit en Turquie, sur différentes irrégularités, sur l'absence d'État de droit ou encore sur les rivalités stériles qui opposent l'appareil de sécurité et le pouvoir judiciaire.
Peker mène sa campagne au moyen de vidéos qu’il enregistre puis diffuse sur les réseaux sociaux. Le nombre de ses abonnés ne cesse d’augmenter, atteignant plusieurs millions. En réalité, les éléments qu’il avance reposent sur des épisodes qui appartiennent au passé. Ils sont présentés par un individu qui, ayant longtemps navigué dans un milieu où les actes illicites sont légion, est capable de les décrire d’une manière plus concrète. C’est pourquoi il n’est pas impossible qu’une analyse méticuleuse fasse émerger des fragments de vérité dans ces accusations.
Peker a visiblement été victime d’une rivalité entre deux courants concurrents au sein du Parti de la justice et du développement (AKP), actuellement au pouvoir en Turquie. Le premier est dirigé par Berat Albayrak, le gendre du président turc, qui a récemment sollicité Erdogan dans le but d’être licencié de son poste de ministre des Finances «afin de consacrer davantage de temps à sa famille»: tout à coup, il disparaît de la circulation et on perd toute trace de lui.
Si Peker s’abstient d'accuser directement Albayrak, il n’en va pas de même pour Mehmet Agar, ancien ministre de l’Intérieur, qu’il accuse d’être une marionnette chargée des basses œuvres d’Albayrak. Le second courant est incarné par Süleyman Soylu, actuel ministre de l’Intérieur, considéré comme le successeur potentiel d'Erdogan.
Avant cette scission au sein du parti, Peker se comportait comme quelqu’un qui avait avant tout à cœur de promouvoir l'AKP. Un jour, lorsqu’un groupe d’universitaires s’est mis à critiquer la politique du gouvernement à l’égard des Kurdes, Peker a rétorqué: «Nous verserons le sang de ces universitaires au point qu'on pourra se doucher avec.» Cependant, dans une vidéo diffusée à Dubaï, Peker fait un pas en arrière; il déclare: «Si l'un de ces universitaires parvient à me convaincre que son but n’était pas de protéger l'organisation terroriste [kurde], je promets solennellement que je déclarerai avoir fait une stupide erreur et que je m’excuserai auprès d’eux.»
Vraisemblablement, Peker a misé sur le mauvais cheval. Lorsqu'il s’est senti en danger d’être arrêté, il a d’abord pris la fuite vers le Monténégro, puis vers la Macédoine du Nord, pour se réfugier ensuite au Maroc. Il vit à l’heure actuelle aux Émirats arabes unis, un pays avec lequel la Turquie ne détient aucun accord d'extradition.
La corruption était l'un des vices que le parti avait promis d'éradiquer en Turquie; elle est aujourd’hui devenue encore plus répandue.
Yasar Yakis
Lorsque l'AKP fut créé, en 2001, la corruption était l'un des vices qu'il avait promis d'éradiquer; elle est aujourd’hui encore plus répandue. Les révélations de Peker permettent d’ouvrir un débat sur l'opportunité de mettre fin à cette corruption dévastatrice qui sévit en Turquie et qui ruine toutes les structures de l'État.
Il existe encore des possibilités de se débarrasser de cette calamité par des moyens démocratiques. La démocratie multipartite à l’œuvre dans le pays depuis plus de soixante-quinze ans a permis à la Turquie d’acquérir une certaine expérience électorale. Elle a prouvé qu’elle était capable de remplacer un parti politique au pouvoir, quel que soit son rayonnement.
Lors des élections générales du mois de juin 2015, l'AKP est devenu minoritaire au Parlement, ce qui signifie que l'électorat a accompli sa part du devoir. Cependant, les partis d'opposition n'ont pas pu s'entendre sur la formation d'un gouvernement de coalition pour évincer l'AKP. Erdogan a habilement utilisé ce résultat en demandant des élections anticipées quelques mois plus tard. Ce sont elles qui lui ont permis de rester au pouvoir.
La première remarque judicieuse sur les révélations de Peker est venue de Cemil Cicek, un vétéran du monde politique, ancien ministre de la Justice et président du Parlement. Lorsque des ténors du parti au pouvoir ont osé élever la voix contre la corruption généralisée, il a déclaré: «Si même un millième de ces affirmations est vrai, c'est un désastre pour le pays. Les procureurs publics qui entendent ou lisent d’aussi scandaleuses informations n'ont pas besoin d'une incitation pour agir. Ils sont censés poursuivre ces allégations de leur propre gré, sans qu'on leur demande de le faire.»
Cicek est actuellement membre du Conseil consultatif suprême. En d’autres termes, il est l’un des trois conseillers les plus proches d’Erdogan. Il serait donc intéressant de connaître la réaction du président turc à ses propos.
Une question demeure: le fait de régler ainsi ses comptes en public changera-t-il de manière significative l'opinion de l'électorat? Un proverbe turc dit: «Qui veut voler un minaret doit d'abord creuser un puits.»
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com
Yasar Yakis est ancien ministre des Affaires étrangères en Turquie, et membre fondateur du parti AKP au pouvoir.
Twitter: @yakis_yasar
NDLR: les opinions exprimées par les rédacteurs de cette section sont les leurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d'Arab News.