D’après les historiens, le sport moderne aurait été réinventé à la fin du XIXe siècle, dans la continuité de la révolution industrielle et il s’inscrivit rapidement dans un processus de cocréation avec la technologie: cette dernière a soutenu son développement, dans son exercice, dans sa promotion, sa diffusion. Elle en a fait une activité économique et un divertissement mondial et universel. En échange, le sport a fourni à la technologie un laboratoire d’expérimentation et un espace de matérialisation de la technique. Pour les Grecs de l’Antiquité, la tekhnè (τέχνη) désignait la production ou fabrication matérielle et elle s’opposait, d’après Aristote, à la praxis (πρᾶξις), la sphère de l’action proprement dite. Le sport lui réconcilie tekhnè et praxis.
Par son exigence de performance, l’impératif de la mesure permanente est indissociable du sport. Plus haut, plus fort, plus vite. Sans mesure ni comparaison, il n’y a pas d’activité sportive, et encore moins de compétition. Or, qui dit mesure dit données. Et qui dit données aujourd’hui invite de facto l’intelligence artificielle (IA). Nourrie de données, elle offre en retour projections, prévisions et scénarios. L'application de l'IA dans le sport est ainsi devenue une évidence.
Près d’un siècle et demi plus tard après la création de ce sport dorénavant moderne, le développement de l’IA renforce la fusion entre la technique et l’action. Une fois encore, c’est le sport qui va nous permettre de le comprendre, d’en identifier quelques opportunités mais aussi un risque.
Dans les opportunités, citons:
Coaching et amélioration de la performance
Capteurs portables, caméras à haute vitesse et logiciels d’analyse de l’image fournissent aux plates-formes d'IA de quoi mesurer une passe avant, un coup de pied de pénalité ou la posture du skieur alpin. Elles aident ainsi l’entraîneur à prendre des décisions stratégiques pour l’équipe et elles permettent aux athlètes d’améliorer leur préparation et leur propre performance.
Journalisme sportif et services aux fans
En combinant les données et le traitement du langage naturel (TLN), l’IA est en train de changer complètement le visage du journalisme sportif et des informations communiquées aux fans. Quatre-vingts pour cent des téléspectateurs de compétitions sportives utilisent également un ordinateur ou un smartphone lorsqu’ils regardent à la télévision des sports en direct: ils y consultent des statistiques de joueurs, des visualisations alternatives, des scores en direct, ou ils suivent l’action sur les réseaux sociaux.
Réalité virtuelle et réalité augmentée
La réalité virtuelle (VR) apporte, littéralement, de nouvelles dimensions aux sportifs comme aux fans. D’un côté, la frontière entre ces derniers va s’estomper et la «gamification» de la compétition permettra au fan de se mesurer au compétiteur. De l’autre, les sportifs pourront s’affronter dans des environnements virtuels, comme le prouvent les succès de Virtual Regatta ou le dernier Tour de Suisse cycliste, qui se déroula entièrement connecté.
L’intelligence artificielle est en train de changer complètement le visage du journalisme sportif et des informations communiquées aux fans
Philippe Blanchard
Et un risque majeur:
Prévision des résultats
C’est pour moi la menace principale que pourrait constituer l’IA. Depuis quelques années, des chercheurs indiens identifient avec une précision remarquable (71,66 %) le vainqueur du tournoi T20 de la ligue professionnelle indienne de cricket (par apprentissage automatique sur base de classification). En mobilisant les techniques de deep learning et les réseaux antagonistes génératifs, je m’attends à ce que, très prochainement, l'apprentissage automatique soit utilisé pour prédire le résultat des matchs avec des précisions encore supérieures. Pour tous les sports, plus les données sont abondantes, plus elles renforcent les modèles de prédiction du score.
Or, ceux-ci portent en eux une menace potentiellement fatale.
L’attractivité de toute compétition est en effet liée à deux considérations: d’une part, l’équilibre des forces en puissance («competitive balance») et, d’autre part, l’incertitude du résultat final («uncertainty of outcome»).
Une grande partie du modèle économique dépend de ces deux facteurs. Les entreprises de paris sportifs, les ligues ou les organisateurs d’événement s’efforcent donc de les préserver au maximum. C’est un moyen de garantir le plus grand nombre de spectateurs et de téléspectateurs et donc de sécuriser les revenus marketing et télévisuels. Quand il déclara que «réussir à créer une intelligence artificielle serait le plus grand événement de l’histoire de l’humanité. Malheureusement, il pourrait aussi être le dernier, à moins que nous apprenions à éviter les risques», Stephen Hawking visait l’émergence d’une IA dite globale. On n’en est pas encore là. Mais pour le sport, il est maintenant essentiel aussi d’en «éviter les risques».
Les acteurs sportifs se sont toujours engagés à garantir le suspense et cette dramaturgie: le projet de fair-play financier (FPF) de l’Union des associations européennes de football (UEFA), les procédures contre le dopage ou le trucage des matches, tous s’inscrivent dans cette dynamique. Espérons que les grandes compétitions à venir, et notamment les jeux Olympiques de Tokyo ainsi que la Coupe du monde de football au Qatar, soutiendront une nécessaire réflexion sur les données, le sport et l’IA. Par sa puissance et son potentiel, l’IA est la technologie qui a suscité le plus de questions éthiques récemment. Le sport n’est pas et ne sera pas épargné. En se nourrissant de ses données comme Cronos dévorait ses enfants, l’IA pourrait être pour le sport «le plus grand événement de son histoire. Malheureusement, elle pourrait aussi être le dernier.»
Philippe Blanchard a été directeur au Comité international olympique puis en charge du dossier technique de Dubai Expo 2020. Passionné par les mégaévénements, les enjeux de société et la technologie, Philippe dirige maintenant Futurous, les Jeux de l’Innovation et des sports du Futur.
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.