En 1977 Guillermo Vilas déclara: «Je n’ai pas été battu par un joueur mais par une raquette», après sa défaite en finale du tournoi d’Aix-en-Provence contre Ilie Nastase et sa raquette à double cordage. Celle-ci donnait un effet très puissant à la balle et présenta un tel avantage technique que la Fédération internationale de tennis (FIT) la bannit. En 2016, l’équipementier Nike bouscula la course sur route avec ses semelles Vaporfly. En assurant une meilleure restitution d’énergie et un gain de performance évalué à 4 %, elles permirent au Kényan Eliud Kipchoge de courir le marathon en moins de deux heures. Chaussures, raquettes… quand on parle d’innovation dans le sport, on retient souvent la dimension technologique dont l’athlète bénéficie et on occulte que le sport peut susciter de l’innovation sociale. C’est probablement une opportunité pour les acteurs du Moyen-Orient.
L’impératif d’innovation est partout aujourd’hui. Depuis les propos de Mark Zuckerberg, «Avancez vite, cassez des trucs. S’il n’y pas de casse sur votre passage, vous n’avancez pas assez vite[1]», cette incantation est reprise par de nombreux dirigeants occidentaux qui exhortent l’émergence de Start-up nations, la Quatrième révolution industrielle, la Grande Réinitialisation ou une nouvelle économie de la fonctionnalité et des usages, en rupture avec celle millénaire de la propriété.
Dans toutes ces injonctions, il est intéressant de constater d’une part qu’on associe Innovation et Progrès et d’autre part qu’on déborde du cadre strict de l’Innovation «technologique» (de produit ou de procédé) pour aborder une innovation «sociologique» ou «sociale» (comment les gens interagissent avec la technologie). Or, un progrès technique ne signifie pas pour autant un progrès social. Malgré cela, on met toujours en exergue un effet bénéfique pour la communauté quelle que soit la définition de l’innovation sociale: que l’on mette l’accent sur «l’objet» de l’innovation ou que l’on se concentre sur sa «finalité», la résolution d’un problème social.
En réalité, le social est le champ de la diversité, des contradictions et… des tensions sociales. Le politiquement correct, la montée des groupes de pression et les politiques de discrimination positive ont probablement masqué la réalité de ces diversités et au lieu de développer une vision fédératrice, un imaginaire commun et des aspirations partagées, de nombreux dirigeants se sont focalisés sur le binôme Gouvernance et Compliance (une recherche continue de la conformité) plutôt que sur l’élaboration d’un rêve partagé. Et force est de constater que dans de nombreux pays développés, la gestion de la crise sanitaire a accentué le pessimisme des communautés et les innovations médicales et technologiques mises en place n’ont pas été synonymes de progrès social.
Alors, doit-on compter sur le sport pour réconcilier progrès technique et progrès social?
En Occident, les politiques sportives ont multiplié les interventions de la puissance publique, la création d’espaces dédiés, la promotion d’un sport d’élite dans la perspective de recherche de médailles. En parallèle, les sportifs de haut niveau ont été mobilisés pour devenir nos héros modernes, comme si on les sommait de représenter un idéal national de valeurs du travail, de l’effort, du courage et de l’inclusion. Malgré tous ces efforts, le sport n’a pas eu les succès qu’on espérait et on constate même que l’engagement sportif diminue en Occident, tout particulièrement dans les zones urbaines.
Les compétitions sportives du futur sont à écrire et leur écriture impliquera de nombreux partenaires
Phillipe Blanchard
Mais certains réagissent. À l’Institut national du sport, de l'expertise et de la performance (Insep), Patrick Roult cite Siegfried Kracauer: «La valeur des villes se mesure au nombre des lieux qu'elles réservent à l'improvisation» et il nous rappelle les études sur les Junk Playgrounds, ces espaces de friches qui furent des lieux propices à l'improvisation, à la créativité, la socialisation. En créant ou en laissant l’émergence de lieux qui invitent à jouer, bouger, faire du sport et explorer ses potentialités, on satisfaisait un appétit de liberté et de sport sans contraintes. Notons que ces initiatives menèrent à l’émergence spontanée de nouveaux formats de compétition, parfois repris opportunément par les fédérations (comme le basket 3X3).
Ces approches frugales ne dépendent pas de lourdes infrastructures. Issues du terrain, elles témoignent d’une réelle mobilisation et créativité sociales. Économes et agiles, elles complètent l’offre classique d’infrastructures sportives en étant dispensées de ses pesanteurs (temps de construction, coûts de maintenance…).
Au Moyen Âge, le philosophe arabe Ibn Khaldoun avait défini l’asabiyya comme le lien de cohésion dans un groupe humain formant une communauté. Ce lien existe à tous les niveaux de la civilisation, allant de la société nomade aux États et aux empires. Il constata que l’asabiyya est forte surtout dans les phases d’émergence, de crises et de rupture. Son influence diminue au gré de la consolidation des technostructures et des administrations.
Aujourd’hui, il nous faut renouer avec nos communautés, combiner le dynamisme de l’asabiyya et les valeurs d’un sport «sauvage», c’est-à-dire hors du cadre institutionnalisé. Les compétitions sportives du futur sont à écrire et leur écriture impliquera de nombreux partenaires: puissances publiques, organisations sportives, joueurs et fans, médias, universités, éditeurs de jeux vidéo ou fabricants.
Au Moyen-Orient, des acteurs sont très actifs dans les infrastructures (Neom), le sponsoring (Public Investment Fund – PIF – et Newcastle United) et les événements (Coupe du monde Fifa au Qatar). En complément de ces actions structurantes et coûteuses, il faut espérer qu’ils répondront aussi à cet impératif de mobilisation sociale et laisseront libre court aux initiatives terrain. Il leur faudra inspirer et ne pas uniquement dicter. «Si tu veux construire un bateau ne donne pas des ordres, pour expliquer chaque détail, pour dire où trouver chaque chose... Si tu veux construire un bateau, fais naître dans les cœurs le désir de la mer.» (Antoine de Saint-Exupéry)
Philippe Blanchard a été directeur au Comité International Olympique puis en charge du dossier technique de Dubai Expo 2020. Passionné par les méga-événements, les enjeux de société et la technologie, il dirige maintenant Futurous, les Jeux de l’Innovation et des sports du Futur.
Twitter : @blanchard100
NDLR : Les opinions exprimées dans cette rubrique sont celles de leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com
[1] «Move fast and break things. Unless you are breaking stuff, you are not moving fast enough.»