Au début du mois d’octobre 2021, Electronic Arts (EA) et la Fifa (Fédération internationale de football association) ont dévoilé la version du jeu vidéo FIFA 22 d’EA Sports, tout en vantant la synergie sport et esport. Une «combinaison gagnante» pour les deux parties prenantes et pour les nombreux fans de football, à quelques mois de la Coupe du monde au Qatar. Mais, moins de deux semaines plus tard, The New York Times révélait que EA et la Fifa n’étaient pas parvenus à un accord pour le renouvellement de la prochaine licence, censée démarrer après Qatar 2022. Si «le football n’est pas un jeu ni un sport, c’est une religion»; on est donc en train d’assister à un schisme qui opposera durablement les acteurs du sport physique et ceux de ses représentations électroniques, avec des enjeux qui dépassent largement le football et de probables réactions en chaîne, dans un monde sportif toujours fragilisé par la crise sanitaire.
Selon sa charte, «la Fifa existe pour régir le football et pour développer le jeu dans le monde entier». Elle n’a pas de responsabilité sur l’établissement des règles du sport – qui est du seul ressort de l’International Football Association Board (Ifab) – mais, une fois que l’Ifab a approuvé une nouvelle règle, c’est à la Fifa de veiller à son application. Comme chaque fédération internationale (FI), la Fifa est la seule à avoir le droit d’organiser un «championnat du monde» (et d’en percevoir les droits). En contrepartie, chaque FI redistribue une partie de ses revenus aux fédérations nationales et cofinance les comités d’organisation en charge des tournois internationaux (tels que la Coupe du monde de football).
Depuis plus de cent ans, le sport structure son fonctionnement.
Institutionnalisation, professionnalisation, médiatisation et technologie ont permis la croissance des revenus, de l’audience, et donc du poids politique. Comme le reconnaissait Kofi Annan lors de la signature de l'alliance entre la Fifa et les Nations unies, en 1999, il existe «un partenariat entre la seule organisation véritablement internationale – les Nations unies – et le seul sport véritablement international – le football». Une reconnaissance politique également partagée par le Comité international olympique (CIO): dans de nombreux pays, les présidents de la Fifa ou du CIO sont reçus comme des chefs d’État.
Des progrès exponentiels (en termes de joueurs, d’audience, de revenus, d’influence) de l’esport «de sport» (football, basket, hockey…) ont également favorisé les fédérations internationales. Elles ont touché des revenus de licence et ont bénéficié de caisses de résonnance auprès de leurs fans. Ces derniers ont retrouvé la ferveur des matches avec leurs équipes ou leurs joueurs préférés. Un cercle vertueux pour toutes les fédérations dont le sport était représenté électroniquement.
Rien n’égala toutefois les retombées pour la Fifa: authenticité (qualité esthétique et réalisme remarquables), popularité (près de 31 millions de copies en vente par année, plusieurs milliards d’heures jouées, plus d’une centaine de millions de joueurs) et profitabilité (150 millions de dollars de revenus nets annuels). Pour l’éditeur EA, les ventes de jeux et les transactions dans le jeu générèrent des dizaines de millions de dollars chaque année. Les perspectives ont été tellement florissantes que les dirigeants de la Fifa ont exigé de réviser radicalement à la hausse leurs revenus: contrat de dix ans et un milliard de dollars pour chaque cycle de Coupe du monde (quatre ans actuellement).
Est-ce seulement l’appétit de la Fifa qui a suscité le refus d’Electronic Art, ou plutôt la prise de conscience que le pouvoir était maintenant entre leurs mains?
Pour un éditeur de jeux de sport, le business model repose sur des partenariats et des accords de licence qui lui donnent l'autorisation légale d'utiliser les identités de vrais joueurs, équipes et ligues dans chaque nouveau jeu vidéo. Le 12 octobre dernier, EA a renouvelé son accord de licence avec l'organisation représentative des joueurs Fifpro. Cela lui donne des droits exclusifs avec diverses ligues, telles que la Champions League de l’UEFA, la Conmebol (Copa Libertadores de America, compétition annuelle qui réunit les meilleurs clubs du continent sud-américain, NDLR), la Premier League, la Bundesliga et La Liga Santander. Au total, plus de 300 contrats en direct, non tributaires de la Fifa. Pour les joueurs et les fans, ces accès aux équipes et aux représentations physiques des joueurs confèrent dorénavant les pleins pouvoirs à l’éditeur.
Ce basculement des fans représente une situation critique pour toutes les fédérations. Elles doivent réengager le dialogue avec les éditeurs des jeux vidéo de «leur» sport. Il en va de leur survie et de leur évolution, car l’écosystème du jeu permet énormément de développements, notamment la possibilité d’expérimenter de nouveaux formats de compétition, de créer des équipes fictives avec des joueurs venus de différentes équipes réelles, de transférer virtuellement des athlètes d’un sport à un autre, d’intégrer les performances d’un Usain Bolt dans un avatar qui jouerait au football. Ou de «réactiver» des athlètes historiques comme Pelé, Diego Maradona ou Johan Cruyff…
En donnant la liberté aux fans et aux gamers, l’esport permet des combinaisons inédites, originales et interactives. Donc passionnantes. Autant l’éditeur est agile, autant la fédération est rigide.
Le CIO ne s’y est pas trompé quand il a récemment enjoint les fédérations sportives à se réapproprier radicalement leur sport dans ses déclinaisons électroniques. Le débat est d’abord juridique, car les jeux vidéo relèvent du droit d’auteur. Le code source est considéré comme la propriété intellectuelle du créateur, il est une «œuvre littéraire» protégée par le droit d'auteur dès la création de la première ligne de code. Ce qui va rendre les négociations très difficiles pour les fédérations. C’est ensuite un débat politique, car le sport est un facteur de développement économique, social et territorial. Le Qatar, l’Arabie saoudite, la Russie ou la Chine l’ont bien compris. Quand le succès de l’esport donnera à certains éditeurs le même poids politique que celui de la Fifa ou du CIO, ce sera alors la fin du sport tel qu’on le connaît.
Philippe Blanchard a été directeur au Comité international olympique puis en charge du dossier technique de Dubai Expo 2020. Passionné par les mégaévénements, les enjeux de société et la technologie, il dirige maintenant Futurous, les Jeux de l’innovation et des sports du futur.