Depuis de nombreuses années couvent des projets de compétition privée entre les meilleurs clubs ou les meilleurs athlètes. S’affranchir des acteurs historiques du sport, faire fi des qualifications pour admirer directement les finales, sélectionner les plus rapides, les plus agiles, les plus forts et les jeter dans l’arène, oublier les David et ne convier que les Goliath: il était prévisible que la puissance financière du football attise particulièrement convoitises et appétits. En moins d’une semaine, le projet de Superligue européenne de football a défrayé la chronique, affolé les instances du sport et les fans… avant de s’effondrer. Pour le moment.
Quels sont les enseignements à tirer de cette passe d’armes au plus haut niveau footballistique, et quelles sont les perspectives pour le monde du sport et sa géopolitique?
Les faits d’abord
Le monde du sport est organisé en «fédérations», nationales et internationales: ce sont des entités juridiques qui ont la charge d’organiser des championnats nationaux ou internationaux. Elles collectent puis redistribuent les revenus dégagés par les droits médias et le parrainage et contribuent à la structuration et au financement de la pratique de leur sport, du niveau amateur à l’élite des professionnels.
À la mi-avril, l’élite des clubs de foot européens menace, à nouveau, de quitter la Ligue des champions, propriété de l’UEFA, pour créer une entité indépendante, une «Superligue européenne». Soutenus par la banque new-yorkaise JP Morgan, qui leur promet une «avance de 300 millions d’euros», ces clubs voient ainsi avant tout l’augmentation de leur profitabilité: en créant une compétition très exclusive, ils s’affranchissent de la tutelle de l'UEFA, l’instance faîtière du football européen, et ont accès directement aux négociations des droits.
La réaction des autres parties prenantes fut incroyable, rapide, efficace. Tour de force, la Superligue réussit à fédérer les autres acteurs contre elles. Tel le barde du village gaulois d’Astérix, les instigateurs de la Superligue devinrent les intégrateurs négatifs. Alors que le rôle du vilain leur incombait, les autres durent trouver la motivation du héros. Pour l’UEFA, la Superligue aurait été un coup dramatique qui eût menacé l’existence de ses propres compétitions, à commencer par la C1.
Pour les fans, elle serait devenue l’illustration selon laquelle certains propriétaires de clubs les considèrent comme des faire-valoir anonymes, des «actifs immatériels»… Pour les politiques, elle aurait apporté la confirmation que la puissance du sport en général, et celle du football en particulier, leur échappait complétement. Situations inacceptables pour tous. Sensibles à cette bronca, les journalistes bataillèrent ferme pour aviver la fronde, dénonçant la boulimie des propriétaires: «Coup d’État durant une pandémie: l’absence des fans a réveillé la cupidité des propriétaires», écrit ainsi Barney Ronay le 19 avril dernier dans The Guardian.
Quels enseignements, alors?
On constatera tout d’abord que certains clubs comme le PSG (propriété de Qatar Sports Investments) ou le Bayern Munich ont refusé cette proposition. En mettant en avant les intérêts des fans, la cohésion qui prévaut en temps de crise sanitaire, ces grands clubs français et allemands se sont démarqués de leurs adversaires britanniques et espagnols.
Les dirigeants politiques entrèrent dans la danse, de Boris Johnson (Royaume-Uni) à Emmanuel Macron (France)… Vladimir Poutine, président de la Fédération de Russie, s’entretint avec Roman Abramovitch, le propriétaire de Chelsea, pour le décourager de cette initiative. Cheikh Mansour ben Zayed al-Nahyane, Premier ministre adjoint des Émirats arabes unis et ministre des Affaires présidentielles, l’un des propriétaires de Manchester City, se serait opposé au projet. Le président de la Fédération internationale de football association (Fifa), Gianni Infantino, et celui du Comité international olympique (CIO), le Dr Thomas Bach, s’exprimèrent clairement contre cette initiative.
En retenant les meilleurs athlètes d’une discipline, ces nouvelles initiatives s’appuient sur un arsenal juridique qui s’enrichit des règles anticoncurrentielles ou de libre circulation des athlètes (dans la Communauté européenne: arrêt Bosman de décembre 1995). En retour, l’UEFA et la Fifa menacent d’exclusion et de sanctions légales. Mais, derrière les arguments juridiques, on constate surtout l’opposition entre objectif financier et universalité du sport, et la fragilisation du travail de coopération et d’harmonisation engagé par les «fédérations» internationales.
En une trentaine d’années, la professionnalisation du sport – cadre réglementaire et juridique, propriété intellectuelle – a généré une augmentation de la valeur du sport et de sa profitabilité.
Philippe Blanchard
En une trentaine d’années, la professionnalisation du sport – cadre réglementaire et juridique, propriété intellectuelle – a généré une augmentation de la valeur du sport et de sa profitabilité. La révolution financière a permis de payer les professionnels, qui se sont progressivement substitués aux volontaires et autres passionnés bénévoles. Cette révolution s’est appuyée sur l’internationalisation des financements, mais aussi des fans; une globalisation qui s’inscrit donc dans une dynamique positive.
Dans une précédente tribune, nous constations que, «à lire la presse et les analyses occidentales, les investisseurs européens ou américains auraient principalement des intentions financières, alors que, pour les investissements du Moyen-Orient, de Russie, d’Asie centrale ou de Chine […], les acquisitions ou engagements dans le domaine du sport se feraient principalement pour des raisons d’image. La transmission des valeurs du sport leur garantirait crédibilité et légitimité». La puissance du sport, sa vitalité et son universalité contribueront toujours à en faire un espace particulier, porteur de valeurs. Un enjeu économique et social. Une plate-forme d’échange, de coopération ou de – pacifique – affrontement géopolitique.
Je pense que ces projets de Superligue ne sont pas terminés et que nous en verrons fleurir d’autres. Comme dans tout modèle multistakeholder (système de «gouvernance multipartite»), les intérêts des uns et des autres peuvent être antagonistes. Des équilibres apparaissent puis disparaissent. L’abandon actuel de ce projet de Superligue européenne souligne l’alliance des intérêts entre les fans britanniques et espagnols et ceux des dirigeants des Émirats arabes unis et de la Fédération de Russie. Fans et leaders ont bien compris la dramaturgie du sport et la nécessité de garder la porte ouverte aux David en ne sélectionnant pas seulement les Goliath.
Philippe Blanchard, ancien directeur du Comité international olympique, a été en charge du dossier technique de Dubai Expo 2020. Passionné par les méga-événements, les enjeux de société et la technologie, Philippe dirige maintenant Futurous, les Jeux de l’innovation et des sports du futur.
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