Le profond fossé social, une bombe à retardement en Iran

Le complexe caritatif ILIA qui accueille des centaines de familles en difficulté et de réfugiés afghans dans la capitale iranienne de Téhéran, le 11 septembre 2018. Ce centre est géré par la Fondation ILIA, fondée il y a dix ans par des travailleurs sociaux et de riches hommes d'affaires qui se sont associés aux agences des Nations Unies pour les réfugiés et la santé pour aider environ 1 000 familles issues de milieux défavorisés. STR / AFP
Le complexe caritatif ILIA qui accueille des centaines de familles en difficulté et de réfugiés afghans dans la capitale iranienne de Téhéran, le 11 septembre 2018. Ce centre est géré par la Fondation ILIA, fondée il y a dix ans par des travailleurs sociaux et de riches hommes d'affaires qui se sont associés aux agences des Nations Unies pour les réfugiés et la santé pour aider environ 1 000 familles issues de milieux défavorisés. STR / AFP
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Publié le Vendredi 02 avril 2021

Le profond fossé social, une bombe à retardement en Iran

Le profond fossé social, une bombe à retardement en Iran
  • Le Parlement iranien a officiellement confirmé que 60 millions de personnes vivent en dessous du seuil de pauvreté et sont éligibles à des subventions
  • C'est une bombe à retardement qui explosera bientôt, et cette explosion marquera la fin du régime

La distance entre les classes est, dans une moindre mesure, une réalité acceptée dans le monde d'aujourd'hui. Mais la distance de classe, en particulier du type extrémiste du consumérisme avec des manifestations très évidentes et nues comme on le voit dans la société iranienne d'aujourd'hui… Des différences drastiques et gênantes entre les conditions de vie et de logement des habitants des banlieues de Téhéran et les colons de ces zones avec des villas coûteuses; les voitures étrangères très chères que les résidents aisés conduisent dans les rues de Téhéran, sont des symboles clairs de la profonde et terrible distance entre les classes dans la société iranienne d'aujourd'hui, ce qui témoigne de l'instabilité de cette situation.

La distance entre la banlieue Sud de Téhéran et la riche ville de Lavasan ne dépasse pas 50 kilomètres, mais celle qui existe entre les habitants de ces deux parties de l'Iran, c'est-à-dire entre les bidonvilles de la banlieue Sud de Téhéran et les habitants des palais de rêve de Lavasan et du nord de Téhéran, est si grande qu’aucun appareil ne peut la mesurer. Et peut-être ne se retrouve-t-elle nulle part dans le monde.

Lors d'un débat télévisé sur l'élection présidentielle de mai 2017, Mohammad Ghalibaf, l'un des candidats à la présidence iranienne de l'époque et actuel président du Parlement, a déclaré à Hassan Rohani que «4 % de la société sont des capitalistes qui ont de l'argent, du pouvoir, des médias, et peuvent facilement surmonter tous les obstacles sur leur chemin, tromper et faire tourner constamment la balle du pouvoir et de la richesse entre eux. En revanche, les 96 % restants comprennent des personnes de tous horizons qui ont goûté à la privation économique, sociale et culturelle.»

 

Avec ce profond fossé social sous sa forme actuelle de dénuement, le jour n'est pas loin où les couches aisées ne se sentiront plus en sécurité.

Hamid Enayat

Le Parlement iranien a officiellement confirmé que 60 millions de personnes vivent en dessous du seuil de pauvreté et sont éligibles à des subventions. Ce fait indique que l'écart entre les classes dans la société iranienne d'aujourd'hui a atteint un point où les enfants de ces mêmes 60 millions de personnes n'auront pas la possibilité de fonder une famille, vivant dans un logement exigu des années après avoir atteint la puberté. À la différence de cette majorité privée des moyens de subsistance de base, il existe une minorité qui possède des centaines d'unités de logements à Téhéran et dans d'autres régions métropolitaines du pays. Comme ils disposent d'autres sources importantes de revenus, ces citoyens fortunés refusent de proposer au marché ces unités résidentielles thésaurisées.

Avec ce profond fossé social sous sa forme actuelle de dénuement, le jour n'est pas loin où les couches aisées ne se sentiront plus en sécurité. Cette petite minorité, avec toutes les bénédictions de la vie, vivant dans des tours de luxe, de magnifiques villas et des palais, imposera des mesures encore plus dures à la majorité tout en ignorant la façon dont elle contribue à cet effondrement de la société. Une telle situation est une bombe à retardement plantée sous la peau de cette société. Le tic-tac de cette horloge se fait entendre en continu, ici et là. L'ampleur des conséquences de l'explosion de cette bombe à retardement ne laissera pas l'establishment intact. Dans combien de temps cette explosion aura-t-elle lieu si aucun changement n'est à venir?

Le bois de chauffage du Baloutchistan prêt à s'enflammer

Le récent incident à la frontière de Shamsar Saravan, dans la province du Sistan et du Balouchistan, au sud de l'Iran, démontre à quel point la situation de l'Iran est proche de s'envenimer. Au moins 40 Fuel porters* ont été tués et des centaines d'autres Baloutches ont été blessés. Cette situation a transformé la région en un théâtre de manifestations et d'incidents radicaux sans précédent au cours des dernières décennies, la violence dans cette région n'a cessé d'augmenter. Ce récent incident a montré que le profond fossé entre les classes sociales rend cette province pauvre mûre pour un nombre croissant de manifestations et une violence potentiellement plus importante.

 

Si vous comparez la vie des habitants des régions frontalières défavorisées de l'Iran à celle des habitants du nord de Téhéran, vous constaterez peut-être qu'ils ont entre cent cinquante et deux cents ans d'écart. Cette disparité et cette discrimination sont une cause importante de troubles et de bouleversements.

Hamid Enayat

La cause des troubles généralisés dans tout le Baloutchistan, où les premières protestations depuis la frontière se sont rapidement propagées à de nombreuses villes non frontalières, était la privation des simples nécessités de la vie, telles que l'eau, les routes, l'éducation et l'emploi. Les récents incidents avec les Fuel porters n'ont fait que jeter de l'essence sur un feu déjà fumant. Cette province est prête à s'enflammer à nouveau.

Vivre avec des subventions est devenu monnaie courante pour les habitants des régions frontalières. Les frontières orientales et occidentales de l'Iran sont confrontées depuis longtemps à la pauvreté. Cette situation a donné naissance aux kolbars* dans l'Ouest et au Fuel porter dans l'Est. Malheureusement, chaque fois que le terme «kolbar» est mentionné, les visages des hommes et des femmes kurdes viennent à l'esprit. Avec l'expression «Fuel porters», cette idée se répète pour les hommes et les femmes des provinces du Sistan et du Baloutchistan.

Si vous comparez la vie des habitants des régions frontalières défavorisées de l'Iran à celle des habitants du nord de Téhéran, vous constaterez peut-être qu'ils ont entre cent cinquante et deux cents ans d'écart. Cette disparité et cette discrimination sont une cause importante de troubles et de bouleversements.

La fuite des capitaux

D'autre part, il y a eu peu d'investissements étrangers ou nationaux en Iran depuis plusieurs décennies. La pauvreté et le chômage sont endémiques dans le pays. La combinaison de la discrimination et de la pauvreté économique a donné naissance aux Fuel porters ou aux kolbars, qui n'ont jamais été vus auparavant dans l'histoire de l'Iran.

Le chef de la Chambre de commerce de Téhéran a déclaré que 100 milliards de dollars de capitaux avaient quitté l'Iran ces deux dernières années. Les sorties de capitaux sont le fait principalement des 4 % que représentent les couches aisées, dont beaucoup n'espèrent plus pour l'avenir de ce système et cherchent à protéger leurs actifs en les faisant sortir de l’Iran.

Dans une interview accordée au site web Fararo, Massoud Khansari n'a pas donné de détails sur les chiffres mais a déclaré qu'ils étaient «documentés». Les pays voisins de l'Iran en bénéficient puisque ces Iraniens aisés achètent des biens immobiliers pour transférer des actifs financiers hors du pays.

En juin 2018, le Centre de recherche parlementaire iranien a indiqué que plus de 59 milliards de dollars de «capitaux» avaient été retirés d'Iran en 2016 et 2017. En tenant compte de ces chiffres, on peut dire que selon les estimations de deux institutions officielles, près de 160 milliards de dollars de capitaux ont quitté l'Iran au cours des quatre dernières années.

Ce mouvement de capitaux vers l’extérieur du pays contribue-t-il à creuser l’écart entre les classes, alimentant une explosion de la majorité des Iraniens frappés par la pauvreté? C'est une bombe à retardement qui explosera bientôt, et cette explosion marquera la fin du régime.

 

* Les kolbars sont des gens qui marchent pendant des dizaines d'heures dans les montagnes enneigées et les frontières orageuses du Kurdistan iranien pour apporter et vendre des marchandises de l'autre côté de la frontière et survivre.

* Fuel porters sont des gens dans la province du Sistan et du Baloutchistan qui transportent 60 litres ou plus d'essence au Pakistan et ne tirent que très peu de profit de sa vente.

 

Hamid Enayat est un expert de l'Iran et un écrivain basé à Paris, où il a fréquemment écrit sur les questions iraniennes et régionales au cours des trente dernières années.

Twitter: @h_enayat

NDLR: Les opinions exprimées dans cette rubrique par leurs auteurs sont personnelles, et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.