Esport au Moyen-Orient, perspectives et enseignements pour le reste du monde

L’industrie esport se développe et se structure rapidement dans le Moyen-Orient (Photo, AFP).
L’industrie esport se développe et se structure rapidement dans le Moyen-Orient (Photo, AFP).
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Publié le Mardi 30 mars 2021

Esport au Moyen-Orient, perspectives et enseignements pour le reste du monde

Esport au Moyen-Orient, perspectives et enseignements pour le reste du monde
  • Le Moyen-Orient imprime profondément sa marque sur l’esport au niveau mondial
  • La jeunesse des Émirats arabes unis et d’Arabie saoudite a grandi dans un monde connecté

Comme en témoignent les activités du prince Faisal ben Bandar al-Saoud et de sa fédération esport (Safeis) en Arabie saoudite depuis 2017, le partenariat du diffuseur MBC avec ESL pour créer la première ligue professionnelle de la région Mena en 2019, les récents engagements d’Abu Dhabi via Twofour54, leur zone franche dédiée, ou encore les 100 millions de joueurs que compte la région, le Moyen-Orient imprime profondément sa marque sur l’e-sport au niveau mondial. Si certains se réjouissent de ces résultats, quelques autres s’inquiètent du fait que le financement du secteur par les acteurs publics ou semi-publics renforce les risques de substitution et de dispersion des richesses (leakage) et ne s’inscrive que dans une démarche spéculative. Alors, où en sommes-nous précisément? En quoi les avancées du Moyen-Orient pourraient-elles inspirer d’autres régions? 

En termes purement économiques, un récent rapport de Frost & Sullivan estimait le potentiel de l’esport à 4,5 milliards de dollars (soit 3,78 milliards d’euros) pour la région Moyen-Orient et Afrique du Nord. Par leurs tailles et leurs niveaux de richesse, l’Arabie saoudite (19e rang mondial) et les Émirats arabes unis (35e) en sont les deux principaux marchés. En Arabie saoudite, avec 22,5% par an sur la période 2019-2025, les perspectives de croissance font rêver. Les dirigeants du Royaume l’avaient probablement pressenti quand ils ont fixé dans le plan de réforme Vision 2030 un objectif de 21,3 milliards de dollars (17,87 milliards d’euros) en 2030 pour l’industrie des loisirs, dont l’esport. Pour soutenir ces développements, gouvernements et entreprises engagent des investissements substantiels dans les infrastructures télécoms et physiques: Amazon Web Services (AWS) installe des serveurs au Bahreïn, Neom en Arabie saoudite, Twofour54 à Abu Dhabi ou le Dubai X Stadium. 

En termes sociaux, avec plus de deux téléphones par personne en moyenne, la jeunesse des Émirats arabes unis et du royaume d’Arabie saoudite a grandi dans un monde connecté. Avant la pandémie de Covid-19, un jeune émirati jouait déjà en moyenne plus de trente minutes par jour à des jeux sur téléphone mobile. Suivre leurs compétiteurs préférés, s’affronter en direct sur Twitch ou YouTube, interagir avec eux par chat ou sur les médias sociaux sont les moyens organiques de connexion de cette jeunesse. L’esport a même offert aux jeunes femmes des espaces uniques de communication et d’affirmation. Pour Fernando Pereira, président de Grow uP eSports, «les jeunes filles qui s’intéressent aux jeux vidéo dès leur plus jeune âge seraient à 30% plus susceptibles de suivre des études scientifiques». Pour tout millénial du Conseil de coopération du Golfe aujourd’hui, l’e-sport fait partie intégrante de la vie et de la culture.

Ce dynamisme et ces perspectives financières ont attiré les éditeurs de jeux vidéo, les organisateurs d’événements et de nombreux acteurs de l’industrie des loisirs

Philippe Blanchard

Ce dynamisme et ces perspectives financières ont attiré les éditeurs de jeux vidéo, les organisateurs d’événements et de nombreux acteurs de l’industrie des loisirs. Le premier enjeu pour les éditeurs fut de s’adapter aux références et à la culture locale. En effet, «localiser les jeux» signifie bien plus que les traduire en arabe. Les grandes entreprises, comme le français Ubisoft, se sont donc attelées à l’adaptation culturelle en revoyant l’écriture et l’ambiance des jeux afin de moins promouvoir la nudité gratuite, la grossièreté ou le blasphème. Par ailleurs, en mettant en avant des références historiques ou symboliques locales, les jeux comme Assassin’s Creed ont parfaitement résonné avec les attentes du public arabe.

En conséquence, de nombreux joueurs arabes se retrouvent maintenant régulièrement sur les podiums: le Saoudien Mosaad Aldossary, vainqueur de la Coupe du monde électronique de la Fifa en 2018 et 2019 ; le Libanais Maroun «GH» Merhej sur Dota 2, huitième mondial en termes de gains (3,2 millions de dollars, soit 2,68 millions d’euros, sur 36 tournois). Les femmes ne sont pas en reste. Ainsi, la jeune Saoudienne Najd Fahd a remporté le tournoi féminin du Fisu eSports Challenge au mois de juillet 2020 en battant en finale la Brésilienne Cristina Batista Pereira sur le score sans appel de 8-0. La féminisation de l’e-sport est d’ailleurs un enjeu majeur du prince Faisal, qui s’est engagé à ce que les événements de la Safeis soient toujours ouverts aux compétiteurs des deux genres. Le succès est là: «Avec 51% d’hommes et 49% de femmes, la population des joueurs d’Arabie saoudite serait une des plus féminisées du monde», d’après le prince Faisal.

Un outil de rayonnement culturel, une population jeune et connectée, des éditeurs qui s’adaptent aux cultures et aux aspirations locales, la mise en œuvre d’infrastructures… L’industrie e-sport se développe et se structure rapidement dans le Moyen-Orient. Toutefois, nous ne devons pas oublier que, globalement, de nombreux acteurs n’ont pas encore trouvé de modèles économiques stables et que, souvent, les clubs e-sport ne disposent pas de sources de revenus suffisamment développées: le seul chiffre d’affaires des équipes permet rarement de couvrir leurs frais de gestion. Dans une étude sur les clubs e-sport, Jurre Pannekeet, analyste senior de Newzoo, analysait que 90% d’entre eux opéreraient à perte. Néanmoins, le sport a toujours permis de déborder du cadre exclusif de ses activités et il s’inscrit dans une ambition plus large de développement économique et social. Je pense qu’il en est de même pour l’e-sport. Pour les dirigeants du Moyen-Orient, le succès de la création d’une industrie e-sport demandera donc que ces efforts s’intègrent dans le déploiement d’une stratégie plus globale de «transformation digitale».

  

Philippe Blanchard a été directeur au Comité international olympique puis a été en charge du dossier technique de Dubai Expo 2020. Passionné par les méga-événements, les enjeux de société et la technologie, il dirige maintenant Futurous, les Jeux de l’innovation et des sports et e-sports du futur.

 

Twitter: @Blanchard100

NDLR: Les opinions exprimées dans cette rubrique par leurs auteurs sont personnelles, et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.