La pratique d'activités physiques et sportives s’inscrit dans de nombreuses politiques sanitaires et il est opportun de revenir sur un enjeu discret du sport connecté.
Début du XXesiècle, Frederick Taylor aurait exhorté les contremaîtres des usines de Ford Motor Company à la mesure : « Si vous ne pouvez le mesurer, c’est un passe-temps ». Il est cocasse de constater aujourd’hui que, grâce aux wearables - objets connectés - cet impératif de la mesure permanente est devenu indissociable du sport. Que de chemin parcouru depuis le podomètre de Leonardo de Vinci, apparemment le premier outil destiné à mesurer une activité physique. De 31,22 milliards USD en 2018, le marché mondial de ces appareils portables destinés aux activités sportives devrait bondir à 102,2 milliards USD d’ici 2026, enregistrant avec 16 % les meilleurs taux de croissance d’une industrie du sport, par ailleurs minée par la crise sanitaire. Mais les succès économiques du wearable ne doivent pas constituer une menace pour notre identité numérique.
Ces appareils électroniques génèrent un volume de données en constante augmentation et sophistication. Avec parfois plus de 1 000 points de mesures par seconde - données physiologiques (activités cardiaques, pression artérielle…), physiques (vitesse, accélération...), géographiques ou topographiques (localisation, dénivellation…) - tout est fait pour que le sportif, même amateur, bénéficie d’une mesure complète de sa performance. BodyConnect intègre dans un t-shirt « connecté » de nombreuses fonctions, de l’électrocardiogramme à la mesure des impacts ou la qualité du geste sportif technique. Motus analyse la gestuelle du joueur de baseball (tangage, angle de frappe). Le pantalon de yoga vibrant, NADI X, aide à tenir correctement la pose.
Le faible encombrement de ces outils (ils sont portables, d’où leur étymologie en anglais) et leur facilité de programmation poussent à déborder du cadre purement sportif pour atteindre d’autres sphères d’activité de l’individu. Garmin a ainsi conçu une smartwatch qui permet d’effectuer des paiements sans contact. PlayGoal fournit aux enfants une ceinture de fitness qui verrouillera leurs consoles de jeux et autres appareils électroniques jusqu’à l’attente des objectifs de remise en forme. La NFL Player’s Association (NFLPA) et Whoop permettent à chaque joueur de surveiller son sommeil, ses périodes d’activité et sa récupération.
La frontière est maintenant perméable entre données personnelles et données sensibles, notamment de type médical, même si l’outil utilisé n’est pas homologué en tant que tel. L'identité numérique est définie comme l’ensemble de nos traces numériques et nos représentations numériques et le wearable risque de devenir le cheval de Troie qui menacera notre identité numérique. En intégrant des données financières et d’activités, il déborde désormais du strict cadre de la mesure de l’exercice physique. Outre la question de l’appartenance de ces données, il y a toutes celles de l’accès et de l’utilisation. La généralisation des wearables et l’utilisation des données produites dans une perspective sociale (« challenge entre amis » dans les media sociaux) ou pour une finalité professionnelle (médecin, agent sportif, assureur…) génèrent la multiplication du nombre d’acteurs qui sont associés à ces données (métadonnées) et le croisement entre ces différentes données.
Le sport est un laboratoire d’expérimentation et d’analyse de notre vie numérique : l’usage des wearables dans le sport met l’accent sur les défis juridiques de la propriété des données, en général, et la protection de la vie privée, dans son ensemble. En dehors de l’individu, qui a le droit de contrôler, de traiter ou d’accéder aux données produites ? Est-ce le coach, le club, la ligue, l’organisateur d’événements, la société de technologie fournissant le matériel ou le logiciel, le télédiffuseur, Facebook… ? Par extension, quelles sont les obligations de ceux qui entrent en contact avec ces données ? Reprenons l’exemple de BodyConnect et de la mesure des impacts, dans le cadre d’une blessure issue d’un choc entre plusieurs joueurs, qui aurait le droit d’accéder, stocker, transmettre ou même protéger les données initialement capturées par le T-shirt ?
Au Moyen-Orient et en Afrique, le marché des wearables devrait croître à un TCAC de 18,17 % pour atteindre 782,47 millions USD d’ici 2025. Un marché-clé pour les fabricants et un enjeu majeur pour les gouvernements qui doivent veiller que les conditions de la collecte de données personnelles et leur traitement restent dans un cadre compréhensible et éthique. Même la récente campagne de publicité d’Apple[1] rappelle les menaces qui pèsent sur l’identité numérique. Derrière l’humour et l’extravagance des situations présentées dans ces clips, nous devons être sensibles à leur recommandation « Certaines choses ne doivent pas être partagées ». Avec le wearable de sport, assurons-nous que l’amélioration de notre hygiène physique ne se fasse pas au détriment de notre hygiène numérique.
Philippe Blanchard a été Directeur au Comité International Olympique puis en charge du dossier technique de Dubai Expo 2020. Passionné par les méga-événements, les enjeux de société et la technologie, il dirige maintenant Futurous, les Jeux de l’Innovation et des sports et esports du Futur.
Twitter: @Blanchard100
NDLR: Les opinions exprimées par les auteurs dans cette section sont les leurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d'Arab News.
[1] https://youtu.be/MgTBSGl9rDo