La suppression controversée du compte Twitter de Donald Trump et les sanctions prises à son encontre par les plateformes de médias sociaux ont relancé un débat plus large sur la puissance des informations publiées en ligne. Il est évident que la question de la désinformation et de la manipulation sur les réseaux sociaux va bien au-delà du cas Trump. Bourse. Relations avec nos gouvernements. Cohésion de nos communautés. Santé publique. Les champs sont nombreux et il s’avère que le phénomène est beaucoup plus répandu qu’on ne le pensait.
Dès le début des médias sociaux, les experts marketing ont capitalisé sur leur utilisation croissante pour comprendre, puis influencer, nos comportements d’achat. Puis vint le tour des politiques de s’intéresser à la puissance de ces outils numériques et on a alors vu, en sus des campagnes de communication positive, la montée en puissance de campagnes de dénigrement. La prolifération rapide des campagnes de manipulation des médias sociaux est passée d’une préoccupation de niche à un enjeu global qui touche tous les pays, toutes les activités et toutes les industries. Dont le sport. Aujourd’hui, les médias sociaux ne sont plus seulement un outil d’engagement avec les fans, ils sont devenus une arme offensive.
Français et Italiens se demandent peut-être encore quelle fut l’insulte de Marco Materazzi qui suscita le coup de tête de Zinédine Zidane, durant la coupe du Monde de 2006
Nous comprenons aisément que l’intimidation avant la compétition fasse partie du sport. Nous nous réjouissons du haka des joueurs de rugby de la Nouvelle Zélande. Les caméras nous ravissent de plans serrés sur les visages des boxers avant le premier coup de gong. Le rapport de force psychologique est un élément consubstantiel du sport et de l’espace de compétition : il participe à la dramatisation de l’affrontement sportif. Dans Mythologies, Roland Barthes soulignait la nécessité de ces moments de « spectacle excessif », visibles de tous. « Le public se confie ainsi à la première vertu du spectacle qui est d'abolir tout mobile et toute conséquence : ce qui lui importe, ce n'est pas ce qu'il croit, c'est ce qu'il voit ». La manœuvre avant la compétition est donc positive quand elle s’inscrit dans la lumière. Comme le préliminaire amoureux, elle gagne sa légitimité dans l’accroissement de la tension entre les protagonistes... et dans le cadre du sport, dans la mobilisation des fans, spectateurs ou téléspectateurs.
Mais les rapports de force peuvent eux aussi être « sous la ceinture ». Les Anglo-saxons ont un terme, le sledging, la succession de railleries ou de remarques désobligeantes à un joueur adverse, en particulier un batteur de cricket ou de baseball, afin de perturber sa concentration. Quelques fans de cricket se souviendront ainsi de 1986 et l’attaque de Rod Marsh à Ian Botham : « Comment vont ta femme et mes enfants ?». Français et Italiens se demandent peut-être encore quelle fut l’insulte de Marco Materazzi qui suscita le coup de tête de Zinédine Zidane, durant la coupe du Monde de 2006.
La BBC a mené en 2020 une enquête auprès de 1 068 sportives. Verdict terrifiant, ce sont près de 30% des sondées qui affirment avoir été victimes de harcèlement en ligne
En étant invisible du public, le sledging ne s’inscrit ni dans la démonstration d'une excellence (qui est le principe sportif) ni dans la lecture symbolique (comme celle du haka) : il apporte petitesse et mesquinerie. En éloignement total de la " La vérité emphatique du geste " (Baudelaire). Plusieurs études (Journal of Sports Science, Loughborough University) ont tenté de mesurer l’efficacité du harcèlement verbal et de l’insulte. Le « comportement verbal conçu pour offenser et contrarier » est relativement efficace même si beaucoup d’athlètes déclaraient en avoir besoin pour rentrer dans le jeu. (L’insulte serait toutefois moins efficace que la tentative de distraction, « comportement verbal conçu pour attirer l’attention loin de la tâche »).
La situation s’aggrave dramatiquement maintenant avec les médias sociaux, éléments essentiels pour les athlètes professionnels, eux qui sont rémunérés pour être des héros visibles. Héros et visibles. Cette exigence de visibilité est un talon d’Achille tant le cyber-harcèlement des sportifs et sportives est croissant. A l’issue de plusieurs cas, dont celui de la joueuse de football australien Tayla Harris en 2019, la BBC a mené en 2020 une enquête auprès de 1 068 sportives. Verdict terrifiant, ce sont près de 30% des sondées qui affirment avoir été victimes de harcèlement en ligne, sur Instagram ou sur Twitter : 65% ont été victimes de sexisme, 20% de racisme. En conséquence, 36% se sentent déconsidérées. Pour les hommes, ce sont principalement des propos racistes ou qui remettent en cause leur virilité. Le sledging n’est plus cantonné aux échanges entre sportifs, certains « fans » sont devenus des « trolls » et les valeurs de la compétition sont souillées.
Le sport, une fois encore, est miroir et laboratoire de nos sociétés. Santé physique et santé mentale se mélangent dorénavant. Pour le club ou l’organisateur d’événement, la question juridique deviendrait critique si l’intimidation en ligne devait être classée comme un manque de sécurité au travail. Sportifs et fans, clubs et institutions sportives, tous nous devons être exemplaires dans notre condamnation de l’intimidation en ligne de l’athlète. Tout comportement inapproprié en ligne devra être sanctionné. L’extraterritorialité du délit demande la coopération entre tous les acteurs et les pays. Clairement des enjeux pour nos prochaines grandes compétitions internationales, à commencer par la très attendue Coupe du monde de football 2022 au Qatar.
Philippe Blanchard a été directeur au Comité international olympique, puis en charge du dossier technique de Dubaï Expo 2020. Passionné par les mégaévénements, les enjeux de société et la technologie, il dirige maintenant Futurous, les Jeux de l’innovation, des sports et eSports du futur.
Twitter: @Blanchard100
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.