Soft power: il est temps d’assumer la réalité géopolitique du sport

Reconstitution d’une épreuve de sprint aux Jeux Olympiques de 1896 à Athènes (Dessin, AFP).
Reconstitution d’une épreuve de sprint aux Jeux Olympiques de 1896 à Athènes (Dessin, AFP).
Short Url
Publié le Mercredi 20 janvier 2021

Soft power: il est temps d’assumer la réalité géopolitique du sport

Soft power: il est temps d’assumer la réalité géopolitique du sport
  • Nier la dimension géopolitique du sport a contribué aux ambiguïtés et aux hypocrites incohérences qui se retournent maintenant contre lui : il n’a été vu que comme arme de pression politique
  • La promulgation par le Sénat américain du Rodchenkov Act en décembre 2020 s’inscrit dans une perspective d’affrontement géopolitique qui ne s’assume pas

«Il est évident que le télégraphe, les chemins de fer, le téléphone, la recherche passionnée de la science, les congrès, les expositions ont fait plus pour la paix que tous les traités et toutes les conventions diplomatiques. Eh bien, j’ai l’espoir que l’athlétisme fera plus encore […]. Exportons des rameurs, des coureurs, des escrimeurs; voilà le libre-échange de l’avenir et le jour où il sera introduit dans les mœurs de la vieille Europe, la cause de la paix aura reçu un nouvel et puissant appui». 

Le 25 novembre 1892, dans son discours de clôture à la Sorbonne, le jeune baron Pierre de Coubertin annonça son ambition de servir la paix en rétablissant «les Jeux olympiques sous une forme moderne». Pacifiste engagé, il inscrivit dès le début son projet d’exposition universelle athlétique dans une perspective géopolitique. Il est clair, comme le rappelle le professeur d’histoire du sport Patrick Clastres, que cette vision d’un monde pacifié par le sport ne concernait alors que les jeunes élites masculines occidentales, universitaires et militaires. Coubertin promettait à l’Occident un ethos chevaleresque, une représentation idéalisée du beau geste, de l’effort physique sublimé par l’élégance morale du fair-play. En restant amateur, le sport présentait en plus un avantage social et culturel unique: il était ontologiquement vertueux, détaché de toutes mesquines considérations financières, aux antipodes du sport des professionnels et des parieurs issus des classes populaires.

Les valeurs symbolique et politique du sport ont toujours coexisté. Selon la mythologie, c’est Héraclès (Hercule pour les Romains) lui-même qui aurait fixé à 192,27 mètres la longueur de la piste du stade d'Olympie, berceau des Jeux olympiques antiques. Les concurrents, venant de toute la péninsule hellénique, y concouraient nus ou en armes (!) dans des épreuves athlétiques pour la gloire de leur cité-État d’origine. Chez les Mayas et autres peuples précolombiens, les jeux de balle (Ulama) se jouaient sur des terrains sacrés, accueillant de lointains compétiteurs. Au Japon, sumo et arts martiaux (inspirés du budô, «la voie du combat») se tenaient dans des espaces dédiés, et les «compétitions» accueillaient en parallèle les négociations de puissants seigneurs de guerre. Mais, avec ses spectacles de masse, ses clubs puissants et des enjeux financiers et politiques colossaux, c’est la Rome antique qui consacra de fait une politique de rayonnement international par le sport: le Grand Cirque (Circus Maximus) accueillait jusqu'à 150 000 spectateurs qui venaient de tout l’Empire romain pour supporter les cochers des quadriges à leurs couleurs.

Le concours olympique, prévu d’abord entre membres de la classe de loisir, devint un espace de la compétition entre territoires, par «corps athlétiques interposés» (Patrick Clastres). L’héroïsation du sportif s’est accompagnée d’une responsabilité de représentation de son pays d’origine et c’est ainsi qu’à Londres en 1908, les athlètes ne furent plus inscrits en leur nom propre (ou au titre de leur club) mais en tant que membres d’une équipe nationale, sur décision de leurs comités olympiques respectifs. Alors que la combinaison de l’espace et de la pratique sportive s’était jusqu’ici principalement opérée dans un mélange de vocations rituelles souvent religieuses, elle s’inscrivit dorénavant dans les registres politiques et géopolitiques.

Mais force est de constater qu’en refusant d’assumer son rôle dans cette dimension géopolitique, le sport a contribué aux ambiguïtés et aux hypocrites incohérences qui se retournent maintenant contre lui: il n’est alors vu que comme arme de pression politique. Les pays africains ont boycotté les Jeux de Montréal 1976 pour s’opposer à la politique de l’apartheid en Afrique du Sud. Bloc occidental et bloc soviétique ont utilisé le sport comme terrain d’affrontement en boycottant respectivement les Jeux de Moscou 1980 et de Los Angeles 1984… Plus récemment, la promulgation par le Sénat américain du Rodchenkov Act en décembre 2020 s’inscrit encore dans cette perspective d’affrontement qui ne s’assume pas. Cette loi permet aux États-Unis de poursuivre hors de leurs frontières toute personne impliquée dans une affaire de dopage à l’échelle internationale. Loin de défendre le sport, elle fragilise de fait la régulation globale de l’antidopage. En outre, le choix du nom de la loi (Rodchenkov est à l’origine de révélations sur le dopage organisé en Russie et réfugié aux États-Unis) est caricatural et démontre surtout la volonté d’un président en campagne de se laver des accusations de collusion et d’en faire plus que son opposant dans la diabolisation des pays étrangers.

Et pourtant, en assumant pleinement son rôle géopolitique, le sport pourrait mettre toute sa force à disposition d’un monde meilleur. La diplomatie du ping-pong (qui fait référence aux échanges de joueurs de ping-pong entre les États-Unis et la Chine dans les années 1970), a ouvert la voie à un renouveau dans les  relations sino-américaines et permit la visite du président américain  Richard Nixon en  1972 en Chine. Le choix de Londres pour héberger les Jeux de 1948 était très clairement une manière de rendre hommage au peuple britannique après la fin de la guerre avec un régime nazi qui avait hébergé les Jeux à Berlin en 1936. Le gouvernement militaire de Corée du Sud enclencha la démocratisation du pays avec la préparation des Jeux de Séoul 1988. Le gouvernement russe s’est fortement engagé dans des programmes de coopération internationale dans le cadre des Jeux de Sotchi 2014 et la tenue «inoubliable de la Coupe du monde de football Russie 2018 permit une augmentation de 200% de la redistribution à 416 clubs et 63 équipes nationales» (Fifa). Assumons enfin ces potentiels géopolitiques, reconnaissons que le choix des villes-hôtes porte aussi un message politique positif et que le masquer est une aberration. Préférons le «soft power» au «hard power», nous pourrons alors pleinement nous réjouir du doublé gagnant du Moyen-Orient: Doha 2030 et Riyad 2034 ont en effet été choisis pour accueillir les Jeux asiatiques. Avec ce message clair, nous sommes invités à soutenir la coopération dans la préparation, la promotion et la tenue des deux événements. Pour notre plus grand plaisir et la fierté des compétiteurs et des populations-hôtes.

Philippe Blanchard a été directeur au Comité international olympique, puis en charge du dossier technique de Dubai Expo 2020. Passionné par les méga-événements, les enjeux de société et la technologie, il dirige maintenant Futurous, les Jeux de l’innovation, des sports et e-sports du Futur

Twitter: @Blanchard100

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.