Il y a un an, le 17 février 2020, le Comité d’organisation des Jeux olympiques de Tokyo annonçait son slogan officiel : United by emotion, «unis par l’émotion». Plus qu’une devise, c’était la promesse de célébrer une humanité commune tout en reconnaissant nos différences et nos cultures. Un pays attaché à ses traditions s’engageait «à inspirer d’innombrables nouvelles rencontres en face-à-face» afin de vivre «une variété d’émotions et de passions».
Cette promesse d’émotions est aujourd’hui sacrifiée. Exsangue, elle se vide de son sens, pour les athlètes comme pour les visiteurs. Le Comité international olympique, le Comité international paralympique et le Comité d’organisation de Tokyo 2020 viennent de publier Les Playbooks de Tokyo 2020, un guide destiné à «assurer la sécurité des Jeux». Sous une page intitulée «Pensez hygiène», le playbook exhorte ainsi les visiteurs à:
- «soutenir les athlètes en applaudissant et sans chanter ni crier»;
- «remplir un plan d’activités de quatorze jours détaillant toutes les activités prévues».
Les athlètes ne sont pas épargnés: les concurrents ne seraient pas autorisés à assister à d’autres événements sportifs aux Jeux que ceux pour lesquels ils concourent. Ainsi, ils ne doivent pas:
- «[…] visiter les sites des Jeux en tant que spectateur»;
- «[se faire] d’accolades, ni [de] poignées de main »;
- «visiter les zones touristiques, magasins, restaurants ou bars et gymnases»;
- «quitter [leur] logement [sauf pour se] rendre sur les sites officiels des Jeux et dans un nombre limité d’autres lieux».
«Assistez à vos propres risques», conclut le playbook dans une mise en garde funèbre.
L’intention du playbook est probablement louable et la prudence certainement nécessaire, car la pandémie est réelle et la situation est complexe. Mais on est en droit de se demander si ce n’est pas le docteur Diafoirus lui-même, le caricatural médecin de Molière, qui a pris la plume pour écrire ces prescriptions. «Presque tous les hommes meurent de leurs remèdes et non pas de leurs maladies», alertait l’auteur du Malade imaginaire (1673).
Est-il trop tard pour faire vivre cette promesse de communion et d’unité par l’émotion ? Quand on demanda à Winston Churchill de couper dans le budget des arts et de la culture pour soutenir l'effort de guerre durant la Seconde Guerre mondiale, il répondit: «Alors pourquoi nous battons-nous?». Pourquoi garder les Jeux de Tokyo s’ils sont aseptisés, froids, dépassionnés? Depuis le XIIe siècle et Ibn Rochd de Cordoue (ابن رشد, dit Averroès), nous savons qu’il n’y pas d’humanité sans passions humaines.
Pour contrebalancer les stériles contraintes sanitaires, il faut donc préserver, voire renforcer, la passion du sport. Nous devons soutenir le mouvement olympique et paralympique dans la sauvegarde de l’émotion.
Le baron de Coubertin avait dit: «Le sport sans la culture n’est qu’un exercice militaire.» Nous devons craindre aujourd’hui un sport sans passion ni émotion. Ce serait un coup fatal à ce qui nous émeut, nous fait vibrer, nous fait «chanter et crier»… Notre humanité, disait Averroès.
Sous l’impulsion du président Rogge, j’avais pu travailler avec mes équipes de l’époque sur la constitution et la préservation d’un trésor unique: le patrimoine olympique. Des centaines heures d’archives télévisuelles, des centaines de milliers de photos, les films officiels, des kilomètres linéaires d’archives... Une richesse d’autant plus inestimable que ces documents nous donnent une unique vision stroboscopique des évolutions du monde et de nos sociétés. Tous les quatre ans, une nouvelle perspective. Un nouveau coup de projecteur sur le Zeitgeist (l’«esprit du temps»), sur la mode et sur la technique, sur les héros du stade ou de la scène, sur la géopolitique…
Conscient de cette richesse culturelle et symbolique, le Dr Thomas Bach fut un pilier essentiel de la négociation pour le rapatriement du film Olympia ou Les Dieux du stade de Leni Riefenstahl (réalisé en 1936 lors des Jeux de Berlin). La restauration mobilisa de nombreux experts aux quatre coins du globe, historiens, techniciens du film… Le travail fut remarquable, et remarqué: nous eûmes ainsi le secours et le soutien conjoint des Archives nationales russes et de la librairie du Congrès américain. Soucieuse de nous aider dans notre travail de restauration, cette dernière restitua plus de cent bobines des rushes tournés par les équipes de Mme Riefenstahl, prises de guerre des troupes américaines…
Ce patrimoine historique du CIO pourrait maintenant servir Tokyo 2020 pour entretenir l’émotion. Car Leni Riefenstahl ne fut pas la seule illustre réalisatrice à s’intéresser à la puissance des Jeux: le Japonais Kon Ichikawa (Tokyo 1964), le Français Claude Lelouch (Grenoble 1968), le Russe Iouri Ozerov (Moscou 1980), l’Américain Bud Greenspan (Los Angeles 1984) ou encore la Chinoise Gun Ju (Pékin 2008)… Tous ont mis leur art et leurs talents au service de ces émotions.
Le Dr Bach est maintenant président du CIO et c’est probablement une opportunité pour que d’ambitieuses régions sportives – oui, je pense notamment au Moyen Orient – le soutiennent dans son engagement du rayonnement de l’idéal olympique, par exemple avec la création d’un festival du film olympique.
Le baron de Coubertin avait dit: «Le sport sans la culture n’est qu’un exercice militaire.» Nous devons craindre aujourd’hui un sport sans passion ni émotion. Ce serait un coup fatal à ce qui nous émeut, nous fait vibrer, nous fait «chanter et crier»… Notre humanité, disait Averroès.
Philippe Blanchard a été directeur du Comité international olympique, puis en charge du dossier technique de Dubaï Expo 2020. Passionné par les méga-événements, les enjeux de société et la technologie, il dirige maintenant Futurous, les Jeux de l’innovation, des sports et e-sports du futur.
Twitter: @Blanchard100
NDLR: Les opinions exprimées par les auteurs dans cette section sont les leurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d'Arab News.