Lorsque l’on est, comme moi, un professeur de sciences politiques travaillant dans le Golfe, on est forcément intéressé par le processus d’émancipation des femmes, notamment en Arabie saoudite. Or, si la communication sur ce sujet ne manque pas en Occident, avec des mesures phares qui sont parfois relayées par les médias ou par certains chercheurs, on passe selon moi à côté de l’essentiel.
Car les réformes les plus généreuses peuvent être décrétées, les politiques publiques les plus émancipatrices peuvent être annoncées, l’essentiel est bien davantage d’étudier les effets réels que ces réformes peuvent avoir sur la société.
Depuis 2017, on assiste à une accélération des réformes en Arabie saoudite, dont le rythme est assez inédit historiquement dans le monde: sans changer de régime, sans révolution, les femmes gagnent des droits auxquels elles n’auraient même pas pu rêver il y a moins de dix ans. Cependant, la société reste tout de même traditionnelle, voire conservatrice. Donner des droits ne suffit pas, il faut qu’ils soient saisis et utilisés par le public qui en est bénéficiaire.
C’est l’objet de mon livre La femme est l’avenir du Golfe, publié à la fin de 2020, et qui est basé notamment sur une série d’entretiens enregistrés avec des femmes du Golfe, au cours desquels le chercheur que je suis tente de répondre à cette question de la réalité du changement. Vingt femmes arabes du Golfe occupant des fonctions de management et appartenant à la classe moyenne, ont accepté de témoigner en sachant parfaitement qu’elles étaient enregistrées, ce qui est une première.
Je tire de cette expérience plusieurs enseignements capitaux qui permettent de mieux comprendre de quelle manière nous assistons en Arabie saoudite à ce dont rêvent tous les réformistes du monde: un changement des mentalités en douceur.
L’ouverture du marché du travail aux femmes, conjugué à la saoudisation des emplois, a entraîné l’arrivée massive de femmes au sein des entreprises du Golfe. Ayant les diplômes requis, elles ont occupé de plus en plus de postes de management. La plupart se sont très vite familiarisées avec les codes de l’entreprise, avec le fait que, au-delà de la différence entre femmes et hommes, il existait un objectif commun à atteindre dans le business. Le monde du travail est à ce titre assez émancipateur et permet ainsi de trouver des échappatoires aux conservatismes.
Ces femmes bousculent les codes traditionnels en se faisant une place non seulement dans l’univers professionnel, mais désormais dans la sphère privée.
De l’émancipation professionnelle à la sphère privée
Mais cela ne s’arrête pas là. Ces femmes ont ensuite importé ces codes de l’entreprise, cette modernité, au sein de leur foyer. D’abord en convaincant l’autorité masculine, le père ou le mari, qu’elles pouvaient aller travailler, puis en repoussant progressivement les limites de ce qui était toléré, en se servant des codes modernes du management teintés de modernité arabe. Ainsi, nombre de ces femmes m’ont dit qu’après avoir dû négocier, parfois âprement, avec leurs pères, ces derniers sont désormais fiers d’elles et poussent les autres femmes à faire de même.
Ces femmes bousculent les codes traditionnels en se faisant une place non seulement dans l’univers professionnel, mais désormais dans la sphère privée: la liberté est contagieuse et beaucoup de Saoudiens, loin du repli conservateur auquel on s’attendait, sont plus qu’heureux de voir leurs filles, leurs sœurs, leurs épouses, s’émanciper et amener une forme de modernité qui repousse en douceur les frontières de l’acceptable.
Elles jouent le rôle de ce que j’appelle des «micro-modèles»: les femmes qui travaillent deviennent des modèles à imiter pour leurs proches, qui entament alors un processus de négociation pour se mettre à intégrer le monde du travail, créant une spirale positive complètement inattendue.
Cette transformation de la classe moyenne du Golfe passe indirectement par les femmes, non pas par une action concertée ou par des mouvements sociaux organisés mais au moyen de ce que le sociologue Asef Bayat appelle un «non-mouvement social»: des individus, sans se concerter, vont adopter un comportement commun qui provoquera durablement un changement social.
Ce que j’appelle la «modernité arabe» dans mon livre est donc le fruit d’une observation à un niveau micro: les femmes, en intégrant le marché du travail pour des raisons souvent économiques amènent au sein de leur entourage proche bien davantage que des ressources financières. Elles remodèlent la cellule de base de la société, gagnent des libertés en douceur et repoussent les limites de ce qui était acceptable: on le voit en se promenant à Riyad et en constatant le nombre de Saoudiennes qui ne portent pas le hijab: l’acceptation de tels comportements est le fruit d’un processus fondamental qui a commencé lorsque les femmes ont pu accéder au monde du travail.
Bien évidemment, mon livre n’a pas une vocation universelle, il ne repose que sur un petit échantillon et beaucoup reste à faire, mais le simple fait de pouvoir observer ce phénomène montre qu’une société réputée conservatrice peut, lorsqu’un coup de pouce est donné par les pouvoirs publics, trouver une certaine voie émancipatrice en douceur qui apparaît prometteuse, même si elle mérite d’être confirmée dans le temps.
Arnaud Lacheret est Docteur en science politique, Associate Professor à l’Arabian Gulf University de Bahreïn où il dirige la French Arabian Business School, partenaire de l’Essec dans le Golfe. Il est l’auteur de « La femme est l’avenir du Golfe » paru aux éditions Le Bord de l’Eau.
Twitter: @LacheretArnaud
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.