La Tunisie vient de commémorer le dixième anniversaire de la «révolution du jasmin» qui était le premier épisode d’un processus de changement politique radical dans la région, devenu célèbre par la formule de «printemps arabes».
Ce terme renvoie au fameux «printemps de Prague» qui était la première brèche dans l’édifice communiste qui a fini par s’effondrer en Europe de l’Est avec l’épilogue de la guerre froide.
Cependant les différences sont notoires entre les soulèvements populaires arabes et les révoltes libérales en Europe qui étaient en parfaite continuité avec les dynamiques de modernité politique et de démocratie pluraliste qui ont façonné l’Occident des Lumières. L’expérience de totalitarisme socialiste en Europe de l’Est était l’effet de politiques d’intervention et d’expansion étrangères (de l’empire soviétique) plus que de choix et d’options internes. C’est ainsi que, dès que le verrou idéologique exogène a sauté, les sociétés de l’Europe orientale se sont intégrées sans heurt ni obstacle dans le paradigme libéral occidental.
La situation est substantiellement différente dans le contexte arabe, où la demande démocratique si réelle et pressante, s’est heurtée à d’autres enjeux cruciaux, notamment les revendications identitaires et les luttes de positionnement idéologique et culturel.
Si les paramètres de légitimité politique dans le contexte européen postcommuniste se limitaient aux principes et mécanismes du credo libéral, les démocraties arabes naissantes se sont embrouillées dans des problématiques inextricables ayant trait aux régimes de transition politique, d’approches constitutionnelles, d’ingénierie sociale.
Trois questions essentielles ont marqué cette décennie de transition épineuse: la configuration du champ politique issu du mouvement contestataire, le rôle de l’armée sur l’échiquier politique, et les défis d’intégration et de reconnaissance qui résultent des mécanismes de pluralisme et de compétition électorale.
La première question a été posée avec acuité dès les premières élections pluralistes libres qui ont consacré le hiatus grandissant entre les forces civiles actives qui ont occupé le terrain et imposé le changement et les groupes idéologiques soudés et bien organisés qui ont récolté les fruits de la révolte de la multitude amorphe et désagrégée. Les partis libéraux ont été les vraies victimes de cette transition chaotique qui s’est déroulée dans la précipitation. L’alternance accomplie ne pourrait dans ce contexte conduire à l’idéal de pacification et de stabilisation du jeu politique qui est le fondement même et la visée de la pratique démocratique.
Quant à l’Armée qui a été longtemps l’ossature même du pouvoir politique dans la plupart des républiques arabes, elle s’est vue dépouillée de son autorité et contrainte de renoncer à tout rôle politique. L’issue des événements a démontré que, quand cette institution s’ébranle, l’édifice de l’État-même s’écroule, et elle reste dans les circonstances majeures un recours indispensable. Institutionnaliser et codifier le rôle d’arbitre de l’Armée pourrait même être nécessaire dans des phases transitoires circonscrites.
La troisième question concerne la relation complexe entre les exigences de sélection électorale des élites gouvernantes et les impératifs d’équité sociale liés aux demandes communautaires ou identitaires. Dans les contextes des transitions arabes, l’expérience a rendu évident le principe de participation élargie des différentes composantes du champ social dans le processus de décision et de pouvoir, au-delà des mécanismes de représentation et de sélection électorale. En l’absence d’institutions publiques solides et autonomes par rapport aux circuits du pouvoir exécutif, tout éviction des cercles de décision se transforme en rejet effectif de la totalité nationale. Le modèle de citoyenneté égalitaire à l’œuvre dans les démocraties libérales stables, n’a pas l’effet escompté dans les contextes transitoires fragiles, seule des politiques d’équité réparatrice et rassurante peuvent y endiguer les disfonctionnements des démocraties pluralistes électorales.
La première décennie des révolutions arabes largement saluées comme nouvelle manière de «s’emparer de l’histoire» (sous-titre de l’ouvrage du philosophe Amor Cherni sur la révolution tunisienne) a été globalement une amorce de changement radical dans le monde arabe, mais les défis rudes de transition politique ont en grande partie bloqué la dynamique de réforme libérale, mieux réussie dans les conjectures de paix civile et d’harmonie sociale.
Seyid ould Abah est professeur de philosophie et sciences sociales à l’université de Nouakchott, Mauritanie, et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l’auteur de plusieurs livres de philosophie et pensée politique et stratégique.
Twitter: @seyidbah
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com