La paix au Proche-Orient semble aujourd'hui plus insaisissable que jamais. Pourtant, ce moment de crise offre une opportunité unique de comprendre pourquoi trois décennies de négociations n'ont pas abouti à une réconciliation durable entre Israéliens et Palestiniens.
Les architectes des Accords d'Oslo de 1993, malgré leur engagement sincère dans la recherche d'un accord final, ont commis une erreur fatale: celle de miser sur une "paix des élites". Dans leur empressement à faire progresser les négociations, ils ont sous-estimé l'importance capitale de bâtir un large soutien populaire. La société civile, qui aurait pu être le véritable vecteur du message de paix, s'est retrouvée écartée de ce processus crucial.
Cette faille dans le processus de paix avait pourtant été anticipée. Henry Kissinger, figure majeure de la diplomatie américaine, l'avait résumée en une formule saisissante: "Aucune politique étrangère - aussi ingénieuse soit-elle - n'a la moindre chance de succès si elle naît dans l'esprit de quelques-uns et n'est portée dans le cœur d'aucun."
Les négociateurs, submergés par l'intensité de leur tâche, sont restés sourds à cet avertissement. Absorbés par les complexités techniques des pourparlers, ils ont négligé l'essentiel: seul un véritable soutien populaire pouvait porter ce projet historique jusqu'à son terme. Cette faille a été exploitée par les opposants à la paix, qui ont su mobiliser l'opinion publique contre le processus en attisant les peurs et en creusant le fossé entre les gouvernements engagés dans les négociations et leurs populations inquiètes pour leur sécurité.
Plus un conflit se prolonge, plus il altère la perception de l'autre : les belligérants finissent par se déshumaniser mutuellement, transformant des communautés entières en figures du mal
- Yossi Mekelberg
Certes, il existait une société civile dynamique en soutien aux Accords d'Oslo. D'ailleurs, après leur signature, on a assisté à une véritable floraison d'organisations et d'initiatives dédiées au rapprochement entre les peuples. Toutefois, les gouvernements n'ont pas su saisir l'importance cruciale du travail de ces organisations qui œuvraient à démanteler les barrières entre les individus et les groupes, à redonner un visage humain à "l'autre" et à tisser des liens de confiance. Cette incompréhension s'est révélée être une lacune majeure dans la construction d'une paix durable.
Plus un conflit se prolonge, plus il altère la perception de l'autre : les belligérants finissent par se déshumaniser mutuellement, transformant des communautés entières en figures du mal. La rhétorique se durcit jusqu'à prôner ouvertement l'objectif d'infliger un maximum de dommages à l'autre. Face à cette spirale destructrice, le chemin vers la paix exige un travail fondamental: restaurer l'empathie entre les belligérants. Cela passe par une écoute authentique des récits et des doléances de chacun, une intériorisation véritable des souffrances mutuelles. C'est à ce prix seulement que peut se construire une confiance durable.
Si les gouvernements se révèlent mal outillés pour cette mission délicate, les organisations de terrain, elles, en ont fait leur raison d'être. Ces dernières possèdent non seulement l'expertise nécessaire, mais aussi la ferveur indispensable pour créer des espaces de dialogue protégés. Dans ces havres de paix peuvent alors s'épanouir les qualités essentielles à la réconciliation: l'empathie, la compassion, le respect mutuel et le sens de la justice. C'est dans ces espaces que peut s'opérer la transformation cruciale: redécouvrir l'humanité de ceux que nous considérions comme nos ennemis et réapprendre à leur faire confiance.
Il y a une ironie amère dans le fait que c'est avant même le début du processus de paix, et avant l'embrasement des deux Intifadas, que les citoyens israéliens et palestiniens vivaient leurs interactions quotidiennes dans un climat de normalité. La vague de violence qui a suivi a brutalement rompu ce tissu social. L'édification des points de contrôle et du mur de séparation est venue parachever cette rupture: ces frontières physiques ont engendré des frontières humaines invisibles, empoisonnant durablement les relations de voisinage.
La négociation de la paix reste verrouillée dans les cercles du pouvoir - politiques, diplomates et généraux en tête.
- Yossi Mekelberg
D'un côté, les Palestiniens ne voient que l'uniforme de l'occupant et la présence des colons. De l'autre, les Israéliens ne perçoivent qu'une menace potentielle. Cette cécité mutuelle, où l'humanité de l'autre s'efface, souligne l'urgence des initiatives citoyennes de paix. Elles seules peuvent reconstruire les passerelles entre des communautés qui se sont murées dans le silence, entretenir la lueur d'espoir par un dialogue authentique, et rebâtir un tissu de relations humaines fondé sur la confiance.
Le paradoxe est saisissant: alors que la communauté internationale reconnaît le rôle crucial des mouvements citoyens dans la construction d'une paix durable et inclusive, la négociation de la paix reste verrouillée dans les cercles du pouvoir - politiques, diplomates et généraux en tête. Ces derniers, s'ils excellent dans les questions de sécurité et de frontières, se révèlent souvent démunis face à la dimension psychologique et émotionnelle du conflit. Une dimension pourtant capitale, sinon décisive, dans le processus de paix.
L'idée reçue voulant que les artisans de la paix soient des idéalistes naïfs, voire simplistes, méconnaissant la complexité des conflits, ne résiste pas à l'analyse. La réalité est tout autre: c'est précisément dans l'exercice délicat du dialogue authentique, lorsque les individus acceptent la confrontation directe plutôt que l'évitement ou le refuge derrière les préjugés, que les subtilités du conflit émergent et trouvent leurs solutions.
Ce sont ces espaces sécurisés qui permettent ces moments de révélation, ces prises de conscience où nous découvrons que notre humanité partagée transcende les clivages nationaux, ethniques ou religieux. Une prise de conscience qui nous permet de nous dresser ensemble, unis par notre condition humaine commune.
Le Forum des Parents endeuillés en offre une illustration saisissante. Plus de 600 familles israéliennes et palestiniennes, toutes marquées par la perte d'un proche, ont choisi d'unir leurs voix pour la paix. Leur initiative phare, la Journée du Souvenir israélo-palestinienne, honore toutes les victimes du conflit, incarnant cette vérité fondamentale : la douleur du deuil ne connaît pas de frontières.
L'histoire de Seeds of Peace témoigne également de cette dynamique transformatrice. Depuis trois décennies, l'organisation a créé un havre de paix où des milliers de jeunes issus des zones de conflit, notamment d'Israël et de Palestine, se rencontrent loin des tensions de leur quotidien. Dans cet environnement protégé, ils tissent des liens de confiance et d'amitié durables, devenant à leur retour de véritables catalyseurs de paix au sein de leurs communautés.
Ces organisations, qu'elles soient grandes ou petites, sont nombreuses. Certaines ciblent des groupes d'âge spécifiques, d'autres s'adressent à des personnes partageant un parcours ou des intérêts particuliers. Toutes partagent cependant un objectif commun: rapprocher les populations par-delà les clivages.
Ces rencontres, malgré leur valeur inestimable, sont loin d'être des moments faciles. Elles conduisent souvent à des expériences cathartiques, traversées de souffrances profondes. Pourtant, leur pouvoir transformateur est indéniable : elles marquent un tournant dans la vie de leurs participants. Aujourd'hui, nombre d'anciens participants à ces initiatives de paix citoyennes occupent des positions d'influence dans divers secteurs de la société, devenant ainsi des vecteurs naturels du message de paix et de réconciliation. Le défi majeur reste néanmoins d'orchestrer cette énergie collective accumulée et de la canaliser efficacement pour dissiper les véritables obstacles à la paix : la peur, la méfiance et le cynisme.
Yossi Mekelberg est professeur de relations internationales et membre associé du programme Mena à Chatham House.
X: @YMekelberg
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com