Touché, jamais coulé! Donald Trump, élu président. Sa rage de vengeance après son échec de 2020, ses outrances et son habileté politique ont sidéré une partie de la planète. À coup sûr, elles inspireront des candidats aux élections en Europe et ailleurs. Après le symbolique Barak Obama, voilà donc le nouveau héros que nous présente l’Amérique: un milliardaire qualifié de menteur, falsificateur, raciste, misogyne, tricheur… mais qui malgré tout a remporté tous les swing states et réalisé un score historique. Bien sûr, les démocrates et Kamala Harris elle-même ont été hors-jeu tout au long de cette campagne, torpillés dès le début par un Joe Biden défaillant, mais quand même!
Trump élu après avoir tant vilipendé, insulté, moqué, humilié les migrants et l’immigration! Que diable se passe-t-il donc en Amérique? Où en est la capacité d’indignation de ce peuple? On avait compris combien la question migratoire était devenue centrale pour le candidat républicain, celle sur laquelle il pouvait surfer en jouant à fond sa partition émotionnelle, avec enthousiasme, humour, ironie, et, ainsi, toucher le cœur et les peurs des électeurs.
Toutefois, avoir à ce point instrumentalisé sans modération les boucs émissaires, les Autres, les pauvres, pour les livrer en pâture aux électeurs... laisse un goût amer à la démocratie. L’opération est classique, honteuse, mais efficace. Trump s’est engagé sans état d’âme à déshumaniser les migrants, conscient que ces millions de pauvres gens qui quittent leur pays et leurs familles au risque de leur vie, sont, aux États-Unis (et ailleurs), les révélateurs des frustrations, colères et inquiétudes à la fois identitaires et économiques des gens d’ici. À travers les migrants, c’est à elles que Trump a promis d’apporter des réponses radicales. Force est de constater qu’au pays de Martin Luther King, c’est aujourd’hui l’outrance, pas la mesure, qui fait gagner une élection.
Trump ne s’est pas trompé en déclarant: «Des Afro-Américains, des Asiatiques, des Latinos, des Arabes: nous avons un électorat venant de toutes les communautés.»
- Azouz Begag
La haine, pas la fraternité. La peur, pas la confiance. La grossièreté, pas l’amabilité. Et le leurre. Pour le milliardaire, l’immigration illégale a été la poule aux œufs d’or, un magot pour sa MAGA. On se souvient que le 13 juillet, il tournait justement la tête vers un panneau de statistiques sur les migrants, quand une balle a touché son oreille. D’aucuns y avaient vu un signe du divin, la prophétie s’est réalisée. Le rescapé a tout raflé. Il a remporté les swing states du Michigan, de la Géorgie, de l’Arizona et du Wisconsin après avoir accusé les migrants d’importer «le carnage, le chaos, et les tueries du monde entier», promettant de «… libérer la nation de Joe-la-Crapule et ses armées de migrants de dangereux criminels», de mettre fin «aux pillages, viols, massacres…», assimilant les clandestins à un serpent qui empoisonne le sang des États-Unis, évoquant des Américains «kidnappés», «violés», «assassinés» par des migrants, comme dans une «guerre» contre un «ennemi intérieur», qui voudrait transformer ce pays en une «poubelle pour le reste du monde». Le candidat, qui n’y allait pas de main morte, s’appuyait, il est vrai, sur une réalité: l’immigration illégale aux États-Unis génère de l'inquiétude dans la population et la porosité des frontières est un sujet brûlant. Environ 700 000 sans-abris dans les villes américaines côtoient 13 millions d’immigrants clandestins.
Depuis un an, 2 millions y sont entrés. Pour y remédier, Trump annonçait sa volonté d’en expulser dix millions… Sur ce thème, en 2016, lors de sa première élection, il avait déjà établi un solide socle chez les électeurs ouvriers et employés en souffrance, les «petits blancs» s’estimant trahis par leurs dirigeants. Huit ans après, il a réussi une percée dans un autre groupe: les minorités ethniques. C’est l’enseignement remarquable de cette élection. N’en déplaise aux migrants haïtiens de Springfield qu’il a accusés de manger les chats et les chiens des Américains, aux Portoricains dont un de ses amis, comédien, lors d’un meeting à New York avait comparé le pays à une «île flottante de déchets». En réaction, des stars portoricaines tels Jennifer Lopez, 250 millions d’abonnés sur Instagram, Bad Bunny, 45 millions d’abonnés, Ricky Martin, 18 millions d’abonnés, ont soutenu Kamala Harris. Mais leurs millions d’abonnés «virtuels» ont été vains. La réalité sociologique, le concret, c’est qu’en soixante ans, l’esprit «minorités» s’est essoufflé aux États-Unis.
Le facteur «race» pèse moins chez les électeurs et surtout chez les hispaniques qui, scrutin après scrutin, deviennent plus sensibles à des thèmes transversaux tels que l’économie, la baisse des prix des produits alimentaires, de l’essence et, bien sûr, l’immigration illégale. Avec 62 millions d’habitants, ils sont aujourd’hui la première minorité ethnique des États-Unis, soit un électeur sur sept. Non seulement ceux qui sont bien intégrés ne veulent plus s’identifier aux nouveaux arrivants, mais ils ont défendu la sémantique guerrière trumpiste et redoutent à leur tour cette invasion de gangs criminels latinos… qu’on leur annonce. Ils sont soucieux de préserver leur place chez l’Oncle Tom, que l’arrivée massive de nouveaux migrants compromettrait. Pour cette mission de force, le «génie des affaires» aurait, selon eux, la carrure, contrairement à Kamala Harris, une femme, focalisée sur l’électorat féminin et l’avortement… Résultat: de 2020 à 2024, le vote des hispaniques en faveur des Républicains, 44%, a gagné sept points. Kamala Harris n’en a récolté que 56%, soit sept points de moins que Joe Biden en 2020.
En France, cette versatilité a déjà commencé. Des Français d’origine maghrébine et africaine votent Le Pen pour protéger, selon eux, leur pays et leurs enfants.
- Azouz Begag
Ces voix ont été décisives en Arizona par exemple, où 25% de l'électorat est latino. Les outrances xénophobes de Trump n’ont pas gêné outre mesure. Au Texas, les comtés de plus de 80% d’hispaniques ont évolué de 15 à 20 points en sa faveur. Les Afro-Américains ont eux aussi pris leurs distances avec les démocrates, même si 83% ont voté Harris. Mais c’est huit points de moins par rapport à Biden en 2020. Ainsi, on constate que la frontière droite-gauche est moins déterminée par la race, comme c’était le cas avec le mouvement pour les droits civiques des années 1960, quand les minorités votaient naturellement démocrate. En 2024, comme la majorité des Américains, ces minorités votent désormais plus selon leur niveau d’études ou leur sexe. Les femmes et les diplômés, à gauche, les hommes et les non-diplômés, à droite. Les femmes noires ont choisi à 89% Kamala Harris, quinze points de plus que les hommes noirs. Les latinas l’ont choisie à 60%, neuf points de plus que les hommes latinos.
Trump ne s’est pas trompé en déclarant: «Des Afro-Américains, des Asiatiques, des Latinos, des Arabes: nous avons un électorat venant de toutes les communautés.» Ce rééquilibrage racial a été l’une des clefs de son triomphe. «Nous avons construit la coalition la plus grande, la plus large, la plus unifiée», a conclu le président élu. Et qu’importe si c’est à l’insu des statistiques sur l’immigration illégale qui prouvent que le nombre de crimes violents, en augmentation sous le premier mandat de Trump, a diminué régulièrement sous la présidence de Biden, que les migrants commettent proportionnellement moins de crimes que la population locale, que les Haïtiens ne mangent pas les chats et les chiens, etc. L’important était de gagner coûte que coûte. C’est fait. En Europe, il est probable qu’à l’avenir ce triomphe de Trump serve de modèle référentiel à divers candidats de droite et d’extrême droite. La criminalisation de l’immigration, la radicalisation des discours, la simulation et la dissimulation vont servir sans vergogne les ambitions politiques. De même, il y a des chances que davantage d’immigrés intégrés depuis des décennies défendent ces logiques de rejet des Autres et contribuent à l’arrivée des extrêmes droites dans plusieurs pays.
En France, cette versatilité a déjà commencé. Des Français d’origine maghrébine et africaine votent Le Pen pour protéger, selon eux, leur pays et leurs enfants. Ils voient l’immigration illégale comme une menace directe contre eux, parce qu’ils l’associent à l’insécurité grandissante et au déclin de la société. En Italie et en Europe, Giorgia Meloni a le vent en poupe. Il n’y a qu’en Espagne où la voix courageuse du Premier ministre Pedro Sanchez diffère. Le socialiste martèle sur la migration un discours positif, humaniste et pragmatique: «Nous, Espagnols, sommes les enfants de la migration. Nous ne serons pas les parents de la xénophobie.» Dans une Europe qui va perdre 30 millions de personnes en âge de travailler dans les vingt prochaines années, alors que pléthore d’emplois sont vacants faute de main-d’œuvre, il défend l’immigration comme une solution. Quand l’extrême droite parle d’invasion à propos des Africains, l’Espagnol rappelle des faits: la migration irrégulière représente seulement 6% des immigrés entrés en Espagne ces dix dernières années, dont 40% de Latino-Américains, 30% d’Européens et 20% d’Africains. Avec lui, le combat politique pour l’humanisation des migrants continue. Hier, du reste, un signe d’espoir est venu de l’Arizona. Dans l’État perdu par Kamala Harris, le démocrate Ruben Gallego l’a emporté sur une fidèle de Trump. Il devient le premier sénateur latino de l’État. Un signe du divin…
Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007), chercheur en économie et sociologie. Il est chargé de recherche du CNRS.
X: @AzouzBegag
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.