Des villes deviennent des symboles à la suite du traitement politique de la question migratoire. Si Springfield doit sa notoriété à Donald Trump qui a accusé les immigrés haïtiens d’y manger les chats et les chiens des Américains, Giorgia Meloni, la présidente du Conseil italien depuis 2022, a récemment fait connaître Shëngjin, une ville côtière du nord de l'Albanie. Il s’agit plutôt d’un port et d’une plage touristique datant du temps du communisme qui appartenait à l'armée, comme en témoignent encore des bunkers plantés dans le sable. Ici, le 15 octobre, la gestion européenne de l’immigration a franchi un cap, qu’un mot résume: «externalisation». En français, un synonyme est «se défouler» (se libérer des contraintes). En externalisant les demandes d’asile des migrants, Giorgia Meloni a fait débarquer à Shëngjin le premier contingent, seize hommes, Égyptiens et Bangladais, d’un bateau de la marine italienne, le Libra. Une première en Europe. Les seize «pionniers» secourus en Méditerranée ont été conduits dans un centre, bâti en préfabriqués sur le port, cerné de hautes grilles et flanqué de drapeaux italien et européen. Il a été créé, géré et financé par les Italiens. Après vérification de leur identité, les seize seront emmenés dans le camp de Gjadër, à vingt kilomètres, qui pourra accueillir près de 1 000 places, puis 3 000 à terme. Confinés et surveillés par des caméras et des policiers italiens, ils devront déposer leur demande d’asile et s’exprimer devant des écrans géants installés dans un tribunal à Rome pour permettre aux juges de superviser les audiences. Leur sort sera décidé sous vingt-huit jours. Le centre a coûté 65 millions d’euros à l’Italie, le double du budget prévu. À partir de 2025, le projet voisinera 160 millions d’euros annuels, sur cinq ans.
Ce hub résulte d’un accord de novembre 2023 entre Giorgia Meloni, dirigeante du parti d’extrême droite Fratelli d’Italia et le Premier ministre albanais, Edi Rama, socialiste au pouvoir depuis 2013, italophone et italophile, au nom des longues relations privilégiées entre les deux pays. Il faut savoir qu’en 1985, après quarante ans de règne, décédait Enver Hoxha le dirigeant incontesté et aimé de la République socialiste d’Albanie, mais également tyran brutal qui interdisait à son peuple de voyager à l’étranger. À la suite d’émeutes, le 2 juillet 1990, des milliers d’Albanais s’étaient réfugiés dans diverses ambassades dans l’espoir de s’exiler. 800, ayant pénétré dans celle d’Italie, avaient pu rejoindre la Péninsule, où ils avaient été salués comme des réfugiés libérés d’un régime dictatorial. Un an après, le 8 août 1991, avait lieu le plus grand débarquement de migrants jamais réalisé en Italie dans un seul navire. 20 000 Albanais désespérés avaient embarqué la veille à Durrës à bord d’un navire, le Vlora, qui revenait de Cuba chargé de sucre de canne. Le capitaine mit le cap sur l'Italie et accosta de force à Bari. Lors de son entrée au port, alors que le navire manœuvrait, des centaines de migrants avaient sauté et nagé pour tenter d'échapper aux contrôles. Les images bouleversantes de leurs corps accrochés au Vlora, puis l’effroi de ces immigrés débarqués et entassés dans un stade de football, firent le tour du monde. L’affaire marqua l'histoire des migrations en Méditerranée.
Pour son succès, Giorgia Meloni a misé sur la collaboration avec les autorités tunisiennes, mais aussi libyennes, des pays peu «sûrs» du point de vue des droits humains des migrants, vers lesquels elle accélère les expulsions: 9 000 en 2024 au total, dont 5 000 vers la Libye et 4 000 vers la Tunisie.
- Azouz Begag
Pour l’accord d’externalisation avec l’Italie, trente ans plus tard, le socialiste Edi Rama qui contrôle l’Albanie avec une large majorité, jure n’avoir demandé aucune compensation financière à Rome, à qui il aurait rendu ce service au nom de ces dizaines de milliers d’Albanais qui ont émigré vers l’Italie dans la décennie 1990. Pourtant, il n’aura aucun droit de regard sur ces zones italiennes implantées sur son territoire. Grâce à lui, en Europe, surtout côté droite et extrême droite, madame Meloni a le vent en poupe. Forte de sa victoire aux Européennes du 10 juin, elle a gagné le pari qui était une priorité de son gouvernement: bloquer l’entrée de migrants clandestins. Avec 40 138 débarqués sur les plages italiennes au 27 août 2024, contre 113 469 en août 2023, le nombre a baissé de 65%! 2023 avait été marquée par des arrivées massives de migrants venus de Tunisie. Le ministre de l'Intérieur en charge de la lutte contre l'immigration illégale publie des statistiques hebdomadaires sur ses résultats, avec l’idée que seuls les chiffres comptent, livrés en direct au public. Aux électeurs. Pour son succès, Giorgia Meloni a misé sur la collaboration avec les autorités tunisiennes, mais aussi libyennes, des pays peu «sûrs» du point de vue des droits humains des migrants, vers lesquels elle accélère les expulsions: 9 000 en 2024 au total, dont 5 000 vers la Libye et 4 000 vers la Tunisie. Mais que l’on ne s’y trompe pas. Cette baisse spectaculaire a une contrepartie: les débarquements de clandestins ont augmenté en Espagne de 155% et, en Grèce, de 222%. D’où la visite du Premier ministre espagnol socialiste Pedro Sanchez en Mauritanie, au Sénégal et en Gambie, au moment où les Canaries sont débordées par les arrivées illégales. Il a fait appel aux pays européens pour se répartir leur accueil, comme le prévoit le Pacte pour l’asile et l’immigration qui entrera en vigueur en 2026.
En France, le nouveau ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, ultra conservateur, applaudit Giorgia Meloni. Il a marqué sa récente nomination en affirmant que l’immigration n’est «pas une chance» pour le pays et qu’il veut travailler avec l’Italie et l’Allemagne pour faciliter les expulsions des clandestins.
- Azouz Begag
Il reste que, dans un contexte international marqué par les succès électoraux de l’extrême droite, une crispation généralisée sur le dossier migratoire et une remise en cause du droit d’asile, le projet de Mme Meloni fait rêver nombre de ses partenaires européens. À Londres, le gouvernement travailliste le juge mieux cadré et moins cher que le ruineux accord, mort-né, avec le Rwanda. Les éloges pour Giorgia Meloni abondent. On flatte son courage et sa ténacité. L’Italienne peut compter sur Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, qui a appuyé les accords avec la Tunisie, conclus par un chèque de 150 millions d’euros, plus 105 millions pour le contrôle des frontières, et celui similaire avec l’Égypte, de sept milliards d’euros. Aujourd’hui, les Vingt-Sept en veulent plus. Ils réclament davantage d’accords de partenariat avec les pays d’Afrique qui, contre une aide au développement, s’engageraient à contrôler les départs… En France, le nouveau ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, ultra conservateur, applaudit Giorgia Meloni. Il a marqué sa récente nomination en affirmant que l’immigration n’est «pas une chance» pour le pays et qu’il veut travailler avec l’Italie et l’Allemagne pour faciliter les expulsions des clandestins. Il prépare un nouvelle loi immigration qui va presque tripler la durée maximale de rétention des migrants visés par une mesure d’éloignement. Il faut dire que dans la nation, la crispation est grande après le meurtre d’une jeune étudiante, Philippine, le 21 septembre, commis par un Marocain déjà condamné pour viol, qui avait été libéré d’un centre de rétention faute d’éloignement vers son pays. Le gouvernement, désormais tributaire de l’extrême droite, promet d’ajouter d’autres dispositions… pour protéger les Français. En visite à la frontière franco-espagnole avec deux ministre italiens, le Premier ministre français a salué la prise de conscience européenne à ce sujet. À Bruxelles, Ursula von der Leyen prépare une nouvelle législation sur l’expulsion des déboutés du droit d’asile, rappelant que seuls 18% d’entre eux rentrent effectivement chez eux.
Clairement, l’Europe, bousculée par la droite et l’extrême droite sur la question migratoire s’emballe pour le «modèle albanais» de Giorgia Meloni. Pourtant, l’externalisation est une solution de court terme qui ne concerne, finalement, qu’un faible nombre de migrants au vu des centaines de milliers qui fuient le Sud Global dans l’espoir d’une vie meilleure au Nord. En 1991, les milliers d’Albanais entassés à bord du Vlora avaient les mêmes rêves! Aujourd’hui, l’Italie qui est confrontée à une baisse importante de la natalité et un vieillissement de la population, comptera bientôt un travailleur pour un retraité. Pour elle, l’immigration est donc une nécessité vitale. Tout comme pour les migrants clandestins, pour qui l’essentiel est d’y entrer pour assurer leur survie et celle de leurs familles. Chacun sa politique et ses propres intérêts! Dans l’accord italo-albanais, Edi Rama a obtenu le soutien de Giorgia Meloni à sa candidature à l’entrée dans l’Union européenne. À l’évidence, la fameuse externalisation donnant-donnant révèle des bénéfices financiers, économiques et politiques, dès l’instant où un pays tiers accepte d’aider à la gestion des affaires dont l'Europe, in fine, se défoule. Cependant, l’édifice, par trop médiatisé, est fragile. Au point que le 17 octobre, sur les seize migrants débarqués en Albanie, quatre ont immédiatement été reconduits en Italie, deux mineurs et deux autres pour des soins médicaux. Qui plus est, un tribunal italien a invalidé la rétention des migrants à Shëngjin sous prétexte qu’ils ne proviendraient pas de pays «sûrs». Aussitôt, l’extrême droite au pouvoir a fustigé ces magistrats «pro-immigrants». À peine mis à flot, le projet d’externalisation prend l’eau...
Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007), chercheur en économie et sociologie. Il est chargé de recherche du CNRS.
X: @AzouzBegag
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.