On n’a jamais vu ça en France. Gérald Darmanin, né en 1982 à Valenciennes, désormais ancien ministre de l’Intérieur, a prononcé un discours surprenant devant le ministère, avant de céder sa place à son successeur, catholique de droite conservatrice, Bruno Retailleau. Le 23 septembre, comme il l’a souvent fait depuis sa nomination il y a sept ans, il a évoqué son parcours, sa maman concierge pour la Banque de France, et agent d’entretien, histoire d’attendrir les cœurs. Jusque-là, tout allait bien. C’est en relatant sa naissance que la stupéfaction est tombée.
Avant d’être appelé Gérald sur le registre de naissance, il était à deux doigts de se prénommer… Moussa, le nom de son grand-père maternel, né en Algérie. Sauvé des eaux (la traduction de Moussa en arabe), in extremis. Son allocution restera dans les mémoires, telle une ultime révélation qui encombrait son âme. «Je m’appelle Gérald Moussa Jean Darmanin… Mon père, à la maternité, voulait écrire Moussa, du nom de mon grand-père, tirailleur algérien qui avait servi la France. Après tant d’années de fonctions électives, il est assez évident, que si je m’étais appelé Moussa Darmanin, je n’aurais pas été élu maire, et député, et sans doute n’aurais-je pas été ministre de l’Intérieur.» Il a poursuivi: «Ça n’aurait retiré rien de mon éducation, rien de mon mérite, rien de mon amour de la France, mais il faut regarder les choses en face.»
Ses commentaires, qui ont suscité de nombreuses railleries, stipulaient clairement que la France n’en avait pas encore fini avec ses fantômes islamophobes. Ainsi, les discriminations qui frappent les enfants de l’immigration continuent, du fait de leur prénom à tonalité arabo-musulmane, notamment dans le monde du travail.
Ce handicap qui dure depuis les années soixante-dix a empiré. Aujourd’hui, alors que l’extrême-droite est un parti incontournable, entendre dans la bouche de l’ex-ministre de l’Intérieur cette vérité sociologique, fait peine à des millions de Français d’origine maghrébine. Elle crée de l’amertume. Ils auraient tous aimé entendre officiellement ce constat depuis des décennies.
Alors que l’extrême-droite est un parti incontournable, entendre dans la bouche de l’ex-ministre de l’Intérieur cette vérité sociologique, fait peine à des millions de Français d’origine maghrébine. Elle crée de l’amertume.
Azouz Begag
Voilà ce que Gérald Moussa Darmanin a déclaré ce lundi à la France. Que dans ce pays, pour être élu en politique il ne faut pas s’appeler Moussa, serait-ce le prénom de son grand-père tirailleur contre les Allemands. Ses aveux sont navrants. Ce sont ceux d’un homme qui raconte qu’il a été le premier flic de France durant sept années avec ce tiraillement algérien au fond du cœur: Gérald contre Moussa. C’est docteur Jekyll et Mister Hyde. Maintenant que Gérald n’est plus ministre, il laisse Moussa exprimer son ressentiment. «Il faut regarder les choses en face!», gémit-il. Merci, Monsieur le ministre, mais c’est trop tard.
On se souvient de cette histoire de prénom qui a fait du bruit en 2016, durant les Primaires de droite pour désigner le candidat à la Présidentielle. Alain avait perdu à cause d’Ali. Alain Juppé, ancien Premier ministre, avait subi d’odieuses attaques racistes. Bien des électeurs de droite s’apprêtaient à voter pour lui plutôt que François Fillon si des rumeurs infondées ne les avaient avertis: Juppé était pour les musulmans!
Des semaines auparavant, ses ennemis avaient martelé sur Internet qu’il avait financé une grande mosquée, défendu un imam, la «diversité», des photomontages le dépeignaient vêtu en mollah… Un an après les terribles attentats islamistes de Paris, ces attaques avaient été orchestrées autour du jeu de mots Ali-Alain. Comme si Alain cachait Ali. Elles avaient contribué à la défaite de Juppé. Cette réalité, douloureuse, l’est toujours. Ali-Alain. Gérald-Moussa… On repense aussi à la présidentielle américaine d’octobre 2008 et aux débats qui avaient choqué le monde. Barack Obama étant donné vainqueur.
Les coups bas pleuvaient, venant des républicains qui lui attribuaient des affiliations équivoques à l’islam, suspectaient son enfance en Indonésie, sa scolarité dans une école coranique, des connexions avec des réseaux terroristes.
La haine était à son apogée. Si bien que, lors d’un meeting de John McCain, quelqu’un avait crié dans la foule «kill him!» L’appel au meurtre en direct avait aussitôt été repris en chœur par d’autres voix parmi les dizaines de milliers de personnes chauffées à blanc dans la salle. Il avait libéré le souffle galvanisant de la rhétorique identitaire, blanche, chrétienne et islamophobe contre Barack Hussein Obama. Deux jeunes néonazis avaient même été arrêtés, peu avant l’élection, qui projetaient de l’assassiner pour déjouer le complot arabo-musulman. Barak-Hussein. Tiraillement américain, cette fois. Nauséabond. Un homme politique était monté au créneau contre les dérapages islamophobes dans son parti: Colin Powell.
Africain-Américain, ancien secrétaire d’État à la défense de G.W. Bush, il avait appelé à voter Obama, écœuré des dérives raciales chez les siens: «Je suis troublé par un autre argument de McCain, que d’autres membres du Parti républicain mettent aussi en avant. On ne se gêne plus pour dire des choses comme: “M. Obama est musulman!” Or, il n’est pas musulman. Il est chrétien et l’a toujours été. Mais la vraie réponse est: “Et alors, s’il l’avait été ?”… » Courageux. Il avait lancé la question: était-ce un problème d’être musulman aux États-Unis? Barack Hussein Obama avait malgré tout été élu. Il avait même gagné son second mandat, qui s’achevait au moment où, en France, Alain Juppé avait perdu à cause d’Ali.
Le camp de François Fillon pouvait s’en réjouir, les lésions sociales provoquées par les attaques anti-Ali resteraient dans la mémoire des millions de musulmans. Se servir de l’islam comme épouvantail était indigne au pays de la fraternité, pour ces citoyens français qui s’appellent Ali et qui, depuis les années 1970, sont contraints à des amputations patronymiques pour éviter les discriminations, à se dissimuler pour ne pas subir l’humiliation du refoulement, quitte à se renier pour montrer patte blanche.
Il ne faut pas mésestimer la corrélation positive qui existe entre l’estime de soi et l’appréciation de son prénom. Il est le premier élément que l’individu livre sur lui-même lors des premières rencontres, et qui va faire l’objet d’un traitement par les autres pour conditionner son intégration. Plus il sera fréquent, plus il sera apprécié, car la familiarité favorise la préférence. Dans les années 1970-1980, pour être acceptés socialement, des jeunes Arabes de France se faisaient appeler par des prénoms européens, Aldo, Luigi, Jimmy, plutôt que Mohamed, Bachir ou Ali. Plus tard, l’usage de diminutifs avait permis de masquer ses origines: Mustapha était devenu «Mouss», Mohamed «Momo», Samir «Sami», Messaoud «Mess», Kader «Kad», etc. Puis l’usage du verlan avait fait de Karim «Rimka», de Maurad «Radmo» et de Kamel «Melka», etc.
L’impact psychologique de ces simulations-dissimulations identitaires sur les générations de jeunes Arabes à venir était prévisible. Le rejet du prénom par la société française signifiait celui de l’histoire des parents, des ancêtres, de la généalogie et, en somme, de l’islam. Le balancier identitaire finirait un jour par revenir en boomerang. Du reniement de soi, on passerait à l’ostentatoire. Nous sommes aujourd’hui au cœur de ce cercle vicieux.
Aux États-Unis, dans les années soixante, le plus grand champion de boxe de tous les temps avait choisi de s’appeler Mohamed Ali, non plus Cassius Clay, pour retrouver une fierté identitaire dans l’Amérique ségrégationniste. En France, on savait que Mohamed n’était pas le meilleur prénom pour trouver du travail, mais, depuis le cas Juppé, on réalisait que même Ali était devenu l’emblème du repoussoir. Le 23 septembre 2024, l’ancien ministre Moussa Darmanin validait officiellement cette dérive.
En 2008, Colin Powell avait demandé aux Américains: «Est-ce un problème d’être musulman aux États-Unis? La réponse est non... Est-ce un problème d’être un enfant américain musulman de sept ans et de rêver de devenir président des États-Unis? La réponse est non…» En France, ça l’est encore. Jusqu’à quand cette Hogra contre les Moussa?
Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007), chercheur en économie et sociologie. Il est chargé de recherche du CNRS.
X: @AzouzBegag
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.