Avis de tempête sur l’immigration en Europe

Un navire de la Border Force appelé BF Hurrican (à l'arrière), dont on pense qu'il transporte des migrants recueillis en mer alors qu'ils tentent de traverser la Manche depuis la France, navigue vers Douvres tandis qu'un bateau de sauvetage de la Royal National Lifeboat Institution (RNLI) (à l'avant) se dirige vers la plage de Dungeness, dans le sud-est de l'Angleterre, le 1er décembre 2023. (AFP)
Un navire de la Border Force appelé BF Hurrican (à l'arrière), dont on pense qu'il transporte des migrants recueillis en mer alors qu'ils tentent de traverser la Manche depuis la France, navigue vers Douvres tandis qu'un bateau de sauvetage de la Royal National Lifeboat Institution (RNLI) (à l'avant) se dirige vers la plage de Dungeness, dans le sud-est de l'Angleterre, le 1er décembre 2023. (AFP)
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Publié le Mercredi 18 septembre 2024

Avis de tempête sur l’immigration en Europe

Avis de tempête sur l’immigration en Europe
  • Le 1er septembre, l’AfD remportait les élections en Thuringe, une première pour l’extrême droite depuis l’après-guerre
  • Le rejet des migrants touche quasiment toute l’Europe et met l’institution sous pression

Pas-de-Calais. France. 3 septembre. L’immigration illégale a encore tué. Un énième naufrage d’une embarcation dans la Manche en route vers l’Angleterre a fait douze victimes, des femmes érythréennes, dont des mineures. Les sauveteurs en ont secouru 51.  Dimanche 15 septembre, 8 autres sont mortes dans les mêmes conditions. Avec ces derniers drames, 45 personnes ont péri dans ces traversées depuis janvier 2024, un record depuis le début du phénomène. En 2021, elles étaient 30, dont 27 dans un même naufrage. Depuis 2018, 136 000 personnes ont fait la traversée sur ces bateaux de la mort sur lesquels les passeurs embarquent sans scrupule aujourd’hui 70 à 80 personnes contre 30 à 40 auparavant, vers un pays où l’immigration est de plus en plus fustigée par l’extrême droite.

Southport. Angleterre. 29 juillet. Personne n’a oublié la tragédie. Dans une salle de danse, un individu avait sauvagement attaqué des enfants au couteau et tué trois fillettes de 6 à 9 ans. Un homme de 17 ans avait été arrêté. La police avait annoncé que son attaque n’était pas liée au terrorisme et invitait les gens à conserver leur calme, mais très vite, sur les réseaux sociaux, des informations mensongères l’avaient présenté comme un migrant illégal, demandeur d’asile, musulman, arrivé au Royaume-Uni par bateau. Tout était faux… À peine arrivé au pouvoir, le Premier ministre Keir Starmer avait réagi fermement contre l’extrême droite et les assaillants qui avaient attaqué des musulmans, des demandeurs d’asile et la police dans tout le pays. Après les récents naufrages de septembre dans la Manche, il a annoncé accélérer le traitement des demandes d’asile, accroître les expulsions des migrants illégaux et durcir la lutte contre les passeurs. Le Royaume-Uni, où le port d’armes à feu est strictement limité, connaît une recrudescence des violences à l’arme blanche impliquant souvent des jeunes. En dix ans, les chiffres ont doublé. Comme en Allemagne, où le nombre des crimes et délits a culminé en 2023 et où les attaques au couteau, comme d'autres types d'agressions, sont passées à 14 000 en 2023, contre 11 000 en 2021.

Solingen. Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Allemagne. 23 août. Un réfugié syrien a attaqué au couteau des participants à un «Festival de la diversité», en tuant et blessant plusieurs. Avant lui, le 2 juin, à Mannheim, un islamiste radical afghan de 25 ans tuait aussi au couteau un policier de 29 ans. Chaque fois, les crimes ont bouleversé le pays. En réponse, le gouvernement d’Olaf Scholz, SPD, s’est engagé à limiter le port des couteaux dans l’espace public et à accélérer, lui aussi, les expulsions de réfugiés illégaux. Comme le triple meurtre de Solingen s’était produit une semaine avant d’importantes élections régionales en Saxe et Thuringe, Scholz a annoncé un durcissement des politiques d’accueil de migrants et fait expulser vingt-huit Afghans vers Kaboul. C’était une première depuis l’arrivée au pouvoir des talibans en 2021. Toutefois, cela n’a pas rassuré une opinion publique remontée contre la gestion de l’immigration.

Le 1er septembre, l’AfD remportait les élections en Thuringe, une première pour l’extrême droite depuis l’après-guerre. En Saxe, il talonnait les chrétiens-démocrates. Le SPD de Scholz reculait, ses alliés s’écroulaient. Un sérieux revers pour le chancelier, à un an des législatives du 28 septembre 2025. Stop aux frontières «passoires»! L’extrême droite attire de plus en plus d’électeurs allemands, un séisme au pays qui se voulait être le chantre de l’accueil des migrants au temps d’Angela Merkel. L’AfD a gagné malgré les accusations de flirter avec le néo-nazisme. En début d’année, en effet, quatre millions de citoyens étaient descendus dans la rue à la suite d’une révélation retentissante: des dirigeants de l’AfD avaient participé à une réunion secrète avec des néonazis pour discuter d’un projet de «remigration» de millions d’immigrés et d’Allemands d’origine étrangère, en Afrique du Nord.

En outre, le chef du parti en Thuringe était condamné deux fois par la justice pour avoir proféré un slogan hitlérien en public, «Alles für Deutschland», «Tout pour l’Allemagne». On pensait de tels débordements susceptibles de freiner la progression de ce parti. Il n’en est rien. Le rejet des migrants touche quasiment toute l’Europe et met l’institution sous pression. Rétablissement des contrôles aux frontières intérieures en Allemagne, menaces du premier ministre hongrois Viktor Orban d’envoyer des migrants par bus de Budapest à Bruxelles…

La séquence de durcissement sur la question migratoire s’ouvrira en octobre au sommet des chefs d’État européens, moins de six mois après leur élaboration du Pacte sur la migration et l’asile pour une meilleure gestion des flux migratoires. Mais sans gains politiques pour les partis au pouvoir, comme l'a montré cet été la poussée de l’extrême droite aux élections européennes, celle du Rassemblement national aux législatives en France et le triomphe de l'AfD en Allemagne. La sécurité avant tout! L’Europe est à l’heure du grand repli. Le rejet des migrants est partout inscrit, sans que l’on sache vraiment comment stopper les flux des illégaux.

Springfield. Ohio. États-Unis. Septembre. Une ville de 60 000 habitants frappée par la désindustrialisation et le déclin démographique. 15 000 immigrés haïtiens y vivent. Le 10 septembre 2024, le nom de cette bourgade est dans l’actualité mondiale. Alors que l’immigration est au cœur du débat national télévisé qui l’oppose à Kamala Harris, Trump lance devant des dizaines de millions de téléspectateurs: «À Springfield, ils mangent des chiens, les gens qui viennent (des migrants haïtiens) mangent des chats. Ils mangent les animaux de compagnie des habitants… c’est une honte.»

À l'écran, les images sont saisissantes. Consternée, Kamala Harris éclate de rire. Avant ce débat, Elon Musk, avait mis son réseau X au service de cette thèse raciste, dans ce pays où deux tiers des foyers possèdent un «pet» (animal de compagnie). Il avait participé à colporter des ragots, démentis par les autorités, selon lesquels, dans l'Ohio, des sans-papiers haïtiens tueraient des animaux de compagnie, chats et chiens, mais aussi des canards et des oies dans les mares, pour les manger. Non sans arrière-pensée politique.

Deux mois auparavant, Joe Biden avait accordé à 300 000 d’entre eux, établis aux USA, un statut de protection temporaire, du fait de la crise à Haïti. Comble de la malchance, en août, un bus scolaire était percuté par un minivan conduit par un immigré haïtien, en défaut de permis de conduire. L'accident avait coûté la vie à un enfant, treize autres étaient blessés.

L'extrême droite en avait profité pour stigmatiser la politique migratoire des démocrates, s’empressant de présenter Donald Trump comme le défenseur des animaux (américains!) victimes des hordes de réfugiés illégaux, «mœurs barbares». Ses discours déshumanisant les migrants étaient à l'œuvre, après qu’il les a déjà comparés à un «serpent» qui «empoisonne le sang» américain.

Désormais, à Springfield, la peur s’est installée durablement. Un collège a fermé ses portes après l’évacuation de la mairie pour une alerte à la bombe. Les immigrés haïtiens sont terrorisés. Ils ressentent la présence de fantômes du passé. À Springfield, cent-vingt ans auparavant, le 7 mars 1904 exactement, un millier d'hommes blancs prenaient d'assaut la prison pour en extraire un prisonnier, noir, accusé d'avoir tué un policier. Il était abattu et pendu à un poteau. Puis les émeutiers avaient détruit et incendié le quartier noir.

Aujourd’hui, la rumeur dit que les oies, les canards, les chats et même les chiens se sont mis, comme les humains, à avoir peur des Haïtiens… L’atmosphère est empoisonnée par les relents d’un racisme libéré qui rappelle les heures sombres de l’humanité. Southport, Solingen, Mannheim, Springfield, villes-symbole du caractère inflammable de l’immigration quand elle est manipulée par des politiciens prêts à perdre leur âme plutôt qu'une élection.

 

 

Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007), chercheur en économie et sociologie. Il est chargé de recherche du CNRS.

X: @AzouzBegag

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.