Parmi les acteurs extérieurs actifs en Afrique, la Russie est sans doute celui qui a le plus accru son influence ces dernières années sur le continent. C’est le cas notamment au Sahel où Moscou a supplanté Paris.
Cependant, ceci exacerbe les rivalités géopolitiques dans une lutte sans merci autour des ressources et de l’importance stratégique du continent.
La nouvelle stratégie d’implantation russe en Afrique
Au cours de la dernière décennie, Moscou sous Vladimir Poutine a réussi son pari d’extension de son influence militaire, sécuritaire et politique au continent africain, aux dépens de la France et d’autres puissances occidentales.
En œuvrant pour effacer les effets de « la disparition de l’URSS » qualifiée comme « la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle », le maître du Kremlin ne se contente pas de son action dans le voisinage russe et s’intéresse à d’autres zones géographiques du Moyen-Orient jusqu’au Sahel.
Parallèlement à l’intervention en Syrie à partir de 2011, le processus de l’action russe en Afrique a été lancé par Moscou dans la foulée de l’annexion de la Crimée et du début de l’intervention russe dans l’est de l’Ukraine en 2014. Il s’est appuyé sur l’héritage soviétique de la guerre froide, mettant à profit le recul français et le repli américain. Les stratèges russes ont bien observé et « exploité » les dynamiques à l’œuvre dans plusieurs pays africains pour mieux élaborer leur stratégie d’infiltration et d’influence. C’est au Soudan, en 2017, puis en République centrafricaine, que Moscou commence à développer sa stratégie africaine.
Les années 2021, 2022 et 2023 ont vu le Mali, le Burkina Faso et le Niger opérer un changement stratégique significatif en s’alliant avec la Russie, dans le prolongement de la consolidation de sa présence dans l’est de la Libye et son introduction au Tchad.
Pour réussir sa percée, Moscou se sert de deux instruments essentiels : le lancement des campagnes orchestrées contre l’Occident en « réveillant » le ressentiment postcolonial d’une partie des élites et du public africain ; et le déploiement de la société privée des mercenaires « Wagner » qui s’est imposée comme laboratoire de l’action russe. Et, à partir de l’été 2023, elle a été remplacée par « l’Africa Corps », l’émanation du ministère russe de la Défense. Ce dernier affecte son vice-ministre à la gestion exclusive de la politique de sécurité en Afrique. Ainsi, Moscou ne sous-traite plus le continent noir et agit dorénavant à visage découvert.
Ces deux instruments s’avèrent si bien adaptés à l’ère de la révolution numérique et au retour du « cycle des guerres ».
Gestion de l’influence russe et reproche algérien
Contrairement à son allié chinois qui se contente des moyens de « soft power », la Russie se sert des services sécuritaires de la « hard power » pour contrôler les ressources minières et d’autres richesses. La Russie s’érige comme une « force de stabilisation » pour protéger les pouvoirs existants (ou produits des coups d’État) et faire perdurer le statu quo.
La Russie se revendique comme « exemplaire » dans la lutte contre le terrorisme et tente de promouvoir son expertise et ses expériences.
Sur le plan diplomatique, Vladimir Poutine instaure les sommets Russie-Afrique qui marquent le « grand retour » de la Russie sur le continent africain.
Moscou a aussi fait appel au bilan de l’ex-URSS (solidarité avec les mouvements de libération et bourse d’enseignement pour des milliers d’étudiants africains) pour faciliter l’accès de Moscou à beaucoup d’élites dirigeantes en Afrique.
La guerre d’Ukraine a été l’occasion pour la Russie de se saisir de l’arme alimentaire, sachant que l’Afrique dépend de la Russie pour 30 % de ses approvisionnements en céréales. L'expansion des engagements économiques de la Russie prête une importance accrue aux secteurs des matières premières comme l'agriculture et les hydrocarbures.
La Russie est également le premier vendeur d'armes à l'Afrique ; elle contrôle la moitié du marché.
Enfin, la diplomatie russe se présente comme le porte- drapeau du « Sud Global » et défenseur de causes africaines.
Cependant, cet activisme russe provoque des remous, surtout avec l’Algérie, l’un des fidèles partenaires de l’ex-URSS, puis de la Russie.
Historiquement parlant, Alger avait toujours rejeté toute ingérence étrangère dans son voisinage. Actuellement, l’action paramilitaire russe près de frontières algériennes dans le Mali, provoque une crise « silencieuse » et « inédite » dans l’histoire des relations bilatérales. Selon des sources recueillies à Bruxelles, les autorités russes auraient reproché ouvertement à leurs homologues algériennes d’avoir manqué à leur devoir de coopération avec les services secrets russes et auraient soupçonné Alger de négliger la surveillance d’une région située tout près des frontières algériennes et investie par des groupuscules des services ukrainiens dépêchés par Kiev pour porter assistance aux forces rebelles des mouvements armés alliés pour la défense de l’Azawad (rebelles Touaregs). Mais, Alger comme Moscou ne valident pas cette version de faits, sachant que les autorités algériennes exercent une influence auprès de groupes armés maliens. Pour le moment, il n’est pas certain que l’Ukraine ait réussi à gêner l’action russe au Sahel. Toutefois, cette « méfiance » algérienne souligne que le chemin russe est semé d’embûches.
Intenses rivalités géopolitiques en Afrique
Face à la « stratégie des dominos » établie par la Russie, l’Occident s’inquiète de la perte d’une profondeur stratégique considérable en Afrique, transformée au cours de dernières années en champ de compétition internationale entre puissances au sud de la mer Méditerranée.
Cette zone d’influence russe en Afrique s’inscrit dans le contexte d’une guerre en Ukraine ravivant les fractures Est-Ouest et Nord-Sud.
L'Afrique a toujours été un continent convoité sur le plan géopolitique et une chasse gardée de l’Occident. Cet état des lieux a toujours été contesté par la Russie qui n’avait pas un passé colonisateur. À l’opposé, ce continent dote la Russie d'une scène globale depuis laquelle Moscou peut se vanter d'une posture géostratégique plus importante qu'elle n'y paraît. La position africaine par rapport à la guerre d’Ukraine met en évidence cet intérêt russe grandissant.
En guise de conclusion provisoire de la phase actuelle de la confrontation géopolitique, la Russie a réussi, en dix ans, à s’implanter, militairement et diplomatiquement, sur le continent africain.
Si Moscou a beaucoup profité des faillites de l’ingérence française et du manque de stratégie cohérente de Paris, le revers de la médaille pour Moscou à moyen terme est qu’il offre très peu d'aide au développement aux civils africains, voire une aide infime. La Russie a également peu contribué à l'amélioration de la situation sécuritaire et beaucoup contribué, en revanche, à sa détérioration. Des attaques contre des civils, voire des massacres, sont documentés dans la région et ont été perpétrés par des mercenaires russes.
Enfin, le basculement géostratégique en faveur de la Russie n’est pas irréversible et il ouvre la voie à la préparation de futurs conflits. Les revers français et le retour en fanfare de la Russie sur le continent africain ont remis ce dernier dans le radar américain. Cependant, la mission de Washington n’est pas non plus aisée à cause des difficultés à produire une stratégie concrète coordonnée avec l’Europe et discutée avec des partenaires africains potentiels.
Khattar Abou Diab est politologue franco-libanais, spécialiste de l'islam et du Moyen-Orient, et professeur de relations internationales à l'Université Paris Sud. X: @abou_diab
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