Le fiasco de la CPI met en évidence l’absence de reddition des comptes au Liban

De la fumée s'élève du côté israélien de la frontière avec le Liban. (Reuters)
De la fumée s'élève du côté israélien de la frontière avec le Liban. (Reuters)
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Publié le Lundi 03 juin 2024

Le fiasco de la CPI met en évidence l’absence de reddition des comptes au Liban

Le fiasco de la CPI met en évidence l’absence de reddition des comptes au Liban
  • Pour un observateur extérieur, cette situation est déconcertante, mais elle s’inscrit dans un contexte propre au Liban
  • La demande initiale d'enquête de la CPI émane d'une députée du changement, Halima Kaakour, titulaire d'un doctorat en droit international

Le Liban a récemment fait volte-face en annulant sa décision d'autoriser la Cour pénale internationale (CPI) à enquêter sur les présumés crimes de guerre israéliens commis sur son territoire. En effet, Israël est notamment accusé du meurtre d’un journaliste et de l’utilisation illégale du phosphore blanc dans le sud du pays. Cependant, le pays du Cèdre n’est pas parvenu à tenir Israël responsable de ses actes.

Pour un observateur extérieur, cette situation est déconcertante, mais elle s’inscrit dans un contexte propre au Liban. Depuis le début de la dernière guerre d'Israël à Gaza, des tensions ont éclaté entre le Hezbollah et Israël. Tel-Aviv a procédé à plusieurs assassinats au Liban, ce qui a suscité des plaintes répétées de la part du pays auprès de l'ONU. Cependant, aucune action concrète n’a été entreprise par le Conseil de sécurité de l’organisation. Désormais, le Liban a retiré sa décision initiale d'autoriser la Cour pénale internationale à mener une enquête. En effet, étant donné que ni le Liban ni Israël n’est membre de la CPI, une autorisation spéciale est nécessaire pour mener toute enquête de la cour.

Un député proche du président de la Chambre, Nabih Berri, allié du Hezbollah, a réclamé cette révision de la demande. Même si une enquête de la CPI serait une opportunité pour tenir Israël responsable, du point de vue du Hezbollah, cela comporte le risque que l'enquête débouche d'une manière ou d'une autre sur la délivrance de mandats d'arrêt contre des membres de la formation pro-iranienne.

En clair, les intérêts de quelques individus ont été privilégiés au détriment de l'intérêt national. Cette situation rappelle les prises de position antérieures du gouvernement libanais. En septembre 2019, Amer Fakhoury, surnommé «le Boucher de Khiam» – Khiam étant la tristement célèbre prison israélienne située dans le sud du Liban –, a été arrêté peu de temps après son retour dans le pays. Cet agent israélien a gagné ce surnom parce qu'il aurait torturé des détenus pour le compte d'Israël. Il a été libéré quelques mois plus tard malgré le lever de bouclier des habitants du sud du Liban qui avaient tant souffert de sa brutalité. On rapporte qu'un accord avait été conclu entre Gebran Bassil et les États-Unis à travers une tentative de ce dernier pour courtiser les Américains afin d’éviter des sanctions à son encontre.

Aujourd’hui encore, le même scénario se reproduit: la dignité et les intérêts du peuple libanais sont sacrifiés au profit de quelques individus puissants. C’est tout simplement rendu possible en raison de l'absence de mécanismes de reddition des comptes au Liban. Bien que le gouvernement libanais ait affirmé qu'il chercherait d'autres moyens pour obtenir justice, cela ne change rien au fait que le gouvernement a sacrifié les intérêts de la nation pour protéger quelques privilégiés.

«Même si une enquête de la CPI serait une opportunité pour tenir Israël responsable, du point de vue du Hezbollah, cela comporte un risque.»

Dr Dania Koleilat Khatib

La demande initiale d'enquête de la CPI émane d'une députée du changement, Halima Kaakour, titulaire d'un doctorat en droit international. Le Liban a dénoncé les transgressions d'Israël depuis le début de la guerre, mais aucune action concrète n'a été entreprise. Une enquête de la CPI aurait pu changer la donne. Un précédent existe d’ailleurs, alors que le son procureur cherche à obtenir des mandats d'arrêt contre le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, et son ministre de la défense, Yoav Gallant. Cela démontre que la CPI cherche en effet à demander des comptes à Israël. Toutefois, le gouvernement libanais qui avait initialement approuvé la participation de la CPI au mois d’avril a changé de position. Mme Kaakour, comme d'autres, reconnaît que les Nations unies n'émettront aucune résolution contraignante au sujet du Liban.

Cependant, il s’agit là d’une question cruciale pour les membres du Parlement qui prônent le changement, à l’instar de Mme Kaakour. Exiger des comptes à Israël est un sujet qui fait l’objet d’un consensus général. Une fois qu'ils auront soulevé cette question dans la sphère publique et que l'idée aura circulé, les Libanais se verront rappeler l’importance de demander des comptes non seulement à Israël, mais à tous ceux qui les ont lésés, y compris la classe politique corrompue et les banquiers sous leurs ordres, qui le sont tout autant.

Malheureusement, pour l’heure, rien ne peut être entrepris en ce qui concerne l'enquête de la CPI sur les crimes israéliens au Liban. Selon le juge Choucri Sader, ancien président du Conseil d'État libanais, la loi n'est pas une fermeture Éclair que l’on peut ouvrir et refermer à sa guise. Si un plaignant retire sa plainte, l'affaire est classée. Il a par ailleurs souligné qu’une telle décision de la part de la classe politique était prévisible. Ceux qui ont conduit le pays à sa ruine ne seront pas enclins à rendre des comptes. Ils ne peuvent pas risquer la moindre enquête, quelle qu’elle soit.

Chibli Mallat, professeur de droit et avocat qui avait remporté un procès contre Ariel Sharon devant les tribunaux belges pour son rôle dans le massacre de Sabra et Chatila, confie que, bien que rien ne puisse désormais être fait sur le plan juridique, cela devrait servir de signal d'alarme pour les Libanais. Ils doivent prendre conscience du fait que la reddition des comptes n’existe plus dans ce pays. C'est l'occasion de pousser encore davantage en faveur d’un président qui respecte l'État de droit et croit en la responsabilité. Les Libanais devraient exiger que le prochain président adhère à la CPI. Seul un président peut accepter d’un point de vue constitutionnel d'adhérer à un traité. Ainsi, le compromis par lequel les intérêts du pays sont sacrifiés pour couvrir quelques individus ne se reproduira plus.

C'est également l'occasion pour les députés du changement, comme Mme Kaakour, de galvaniser la population. Ils ont quelque peu déçu le citoyen moyen: les attentes étaient élevées et ils n'ont pas été porteurs de grands changements. Ce n'est pas totalement leur faute. La configuration politique est complètement verrouillée. De nombreux députés, même mus par les meilleures intentions, ne peuvent pas induire de changements significatifs.

Cependant, cette question fédératrice pourrait constituer un levier important. C’est une question saillante à travers laquelle le mouvement en faveur du changement peut restaurer sa légitimité. Cela suscitera un intérêt interne. De plus, c’est un sujet autour duquel les députés du changement pourraient obtenir le soutien de plusieurs organisations de défense des droits de l'homme et s'en servir pour rappeler à la population que le Liban a besoin de reddition des comptes. Comme l'a souligné M. Mallat, il est nécessaire de promouvoir l'élection d'un président soucieux du respect de la loi et de la reddition des comptes.

Dania Koleilat Khatib est une spécialiste des relations américano-arabes et plus particulièrement du lobbying. Elle est cofondatrice du Centre de recherche pour la coopération et la construction de la paix, une organisation non gouvernementale libanaise axée sur la voie II.

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com