Les calendriers de Gaza et de l’Iran

Des Iraniens assistent au cortège funèbre de sept membres du CGRI tués lors d’une frappe en Syrie, à Téhéran, le 5 avril 2024. (AFP)
Des Iraniens assistent au cortège funèbre de sept membres du CGRI tués lors d’une frappe en Syrie, à Téhéran, le 5 avril 2024. (AFP)
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Publié le Mardi 09 avril 2024

Les calendriers de Gaza et de l’Iran

Les calendriers de Gaza et de l’Iran
  • L’Iran a choisi de ne pas s’engager dans une guerre à grande échelle, contre laquelle les États-Unis ont rapidement mis en garde en envoyant des flottes navales
  • Téhéran a plutôt choisi des guerres de dissuasion limitées au Liban-Sud, à des drones et des missiles houthis en mer Rouge et à des déclarations occasionnelles de factions en Irak

En passant en revue l’histoire récente du Moyen-Orient, il est impossible pour un journaliste de tomber sur des situations plaisantes ou optimistes. Celles-ci sont totalement absentes ou rares. Le quotidien est marqué par les guerres, les effondrements, les assassinats, les milices, la pauvreté, la fraude et les tendances suicidaires. Il est également empreint des vestiges de villes anciennes qui avaient perdu leur esprit, leur rôle et leurs jeunes – dont certains ont sauté dans les «bateaux de la mort».

Dimanche, nous nous sommes rendu compte que six mois se sont écoulés depuis le début du Déluge d’Al-Aqsa. Mardi, nous célébrerons le 21e anniversaire du déplacement, par un véhicule blindé américain, de la statue de Saddam Hussein de la place Al-Firdos à Bagdad. Le renversement du régime de Saddam a marqué la région d’une empreinte indélébile.

La chute du mur irakien a contribué à la naissance des scènes actuelles. L’influence iranienne a pu s’étendre dans la région, de Bagdad à Gaza. Le général de division Qassem Soleimani a été autorisé à mettre en œuvre la clause de la Constitution iranienne relative à «l’exportation de la révolution».

Cela lui a permis de créer de «petites armées parallèles» qui participent aujourd’hui de différentes manières au conflit ouvert dans la région. Inutile de s’attarder davantage sur les années précédentes. Nous savons déjà que le bilan est douloureux.

Six mois se sont écoulés depuis le début du «déluge» du Hamas et de la guerre menée par Benjamin Netanyahou contre celui-ci. Le bilan est horrible. Dans aucun des conflits précédents au Moyen-Orient, nous n’avons été témoins d’une telle intensité de massacres, d’une telle approche systémique et d’une telle ingéniosité. Que Dieu pardonne à l’intelligence artificielle certains crimes flagrants.

Les chiffres sont d’une cruauté sans nom. À Gaza, 34 000 personnes ont été tuées, dont les deux tiers sont des femmes et des enfants. 90 000 personnes ont été blessées. La famine frappe désormais aux portes des tentes et met en péril la vie de 600 000 enfants. En Israël, 1 500 personnes sont mortes, dont 600 soldats, tandis que 200 000 personnes ont été déplacées de leurs foyers.

Les pertes économiques en Israël sont considérables. Le coût de la reconstruction à Gaza dépasse toutes les estimations. Netanyahou a ramené la bande de Gaza à «l’âge de pierre», en essayant d’effacer, à la fois, le Hamas et Gaza.

Six mois entiers. La conscience du monde tardait à se réveiller. On en a l’habitude. Mais ces dernières semaines, le sang des enfants de Gaza semble s’être infiltré dans les murs des consciences et des centres de décision, notamment en Occident.

Les scènes de la Nakba s’introduisent au sein des partis et des universités. Elles occupent les écrans. On parle de plus en plus de la politique de «deux poids, deux mesures» et de la chute morale de l’Occident. La division semble de plus en plus évidente dans les sociétés, annonçant un écart croissant entre les composantes. Ces événements nouveaux ont contraint l’administration américaine à cesser de dire que la guerre ne devrait pas s’étendre et à exiger plutôt qu’elle cesse, au lieu de simplement autoriser l’entrée de l’aide.

La compassion envers Israël est devenue un fardeau évident. L’Occident est de plus en plus convaincu que tout cessez-le-feu permanent doit être accompagné d’un engagement ferme à considérer la solution prévoyant la création d’un État palestinien indépendant. Vivre avec la guerre s’est transformé en une sorte de participation à celle-ci. Le silence est également devenu coûteux en termes d’image, d’intérêts et de campagnes électorales.

Par ailleurs, la confusion israélienne s’est intensifiée à l’échelle locale. Les slogans irréalistes de Netanyahou exigeant une victoire complète, le déracinement du Hamas et la réorganisation de Gaza ont été mis en évidence. Des voix israéliennes se sont élevées pour avertir que le maintien de Netanyahou au pouvoir constituerait une punition sévère pour les Israéliens eux-mêmes.

Le régime sécuritaire a participé à la remise en question de la méthode de gestion de la guerre par Netanyahou et ses slogans, qui ont poussé Israël au bord de l’isolement international. C’est dans ce contexte qu’est intervenu l’appel téléphonique «furieux» entre le président américain Joe Biden et Netanyahou. Par ailleurs, les demandes se sont multipliées pour que les États-Unis mettent fin à la fourniture d’armes et de munitions à Israël ou, au moins, qu’ils en ralentissent la livraison. Malgré les pressions internes et externes, Netanyahou a résisté à toute tentative de parvenir à une trêve.

L’Iran ne s’est pas empressé de transformer le Déluge d’Al-Aqsa en une occasion pour la «grande frappe» dont on discutait dans les bureaux des dirigeants du prétendu axe de la résistance. Il a choisi de ne pas s’engager dans une guerre à grande échelle, contre laquelle les États-Unis ont rapidement mis en garde en envoyant des flottes navales.

Téhéran a plutôt choisi des guerres de dissuasion limitées au Liban-Sud, à des drones et des missiles houthis en mer Rouge et à des déclarations occasionnelles de certaines factions irakiennes sur la frappe de cibles en Israël. Le calcul iranien était peut-être basé sur une vieille décision d’éviter tout conflit direct avec les États-Unis, en plus de la situation désastreuse en Syrie et au Liban, qui rendrait tout engagement dans une guerre à plus grande échelle catastrophique dans tous les sens du terme.

L’Iran a fait preuve de «patience stratégique» lorsqu’Israël a attaqué ses livraisons militaires en Syrie et pris pour cible plusieurs officiers des Gardiens de la révolution. Il a annoncé qu’il riposterait «au moment et à l’endroit appropriés», mais a préféré répondre par l’intermédiaire de ses alliés et sous couvert de ne pas provoquer de guerre généralisée.

Le 1er avril, Netanyahou a autorisé la destruction du consulat iranien à Damas. Un commandant supérieur du CGRI, le général Mohammed Reza Zahedi et six autres officiers jouant un rôle actif ont été tués. Le lieu de l’attaque, son résultat et son minutage sont autant de facteurs qui la rendent extrêmement dangereuse. De hauts responsables iraniens, dirigés par le guide suprême, ont promis de se venger et de faire «regretter» son acte à Israël. Si le monde a vécu, depuis le début de l’opération Déluge d’Al-Aqsa, au rythme de la tragédie de Gaza, après l’attaque du consulat, il vit désormais au rythme de l’Iran.

La semaine dernière, une seule question préoccupait les pays du Moyen-Orient, ainsi que d’autres grandes capitales: quelle sera la réponse de l’Iran? Cette question a fait le tour des écrans et des réseaux sociaux, accompagnée de nombreuses spéculations parallèles.

«Des voix israéliennes se sont élevées pour avertir que le maintien de Netanyahou au pouvoir constituerait une punition sévère pour les Israéliens eux-mêmes.» Ghassan Charbel

Assistera-t-on à la chute de missiles et de drones lancés explicitement depuis le territoire iranien contre des cibles en Israël? Si c’est vrai, quelle sera l’ampleur des frappes? Comment ripostera Israël? Des avions israéliens attaqueront-ils des cibles sur le territoire iranien? Qu’en est-il des installations nucléaires iraniennes? Les États-Unis intercepteront-ils également des missiles iraniens? Qu’en est-il de l’après-offensive? Les États-Unis se tiendront-ils à l’écart d’une confrontation directe israélo-iranienne?

Il s’agit certes de la phase la plus dangereuse du conflit qui a débuté il y a six mois. Netanyahou a décidé de rebattre les cartes et est sur le point d’étendre le conflit. Tout affrontement direct israélo-iranien plongerait la guerre à Gaza dans un conflit sur les frontières des sphères d’influence dans la région. Dans cette guerre, le nouvel alignement ne sera pas en faveur de Gaza. Passer du calendrier de Gaza au calendrier iranien pourrait entraîner un nouveau «déluge» difficile à contenir.

 

Ghassan Charbel est le rédacteur en chef du quotidien Asharq al-Awsat.

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com