Il n’a échappé à personne que la plupart des pays «du Nord» maintiennent un soutien sans faille à Israël, au mépris de toute une population martyrisée comme jamais une population de ces mêmes pays ne l’aura été. Bilan provisoire, en trois mois: plus de 25000 morts, dont près de 10 000 enfants, selon l’organisation humanitaire «Save the Children», et plus de 60 000 blessés
Traumatisme pour traumatisme
En France, les médias font tout pour que le téléspectateur-auditeur-lecteur intériorise une sorte de Commandement, un Onzième Commandement: «Israël a le droit de ses défendre». De là à faire de ce droit une «raison d’État», c’est une autre histoire. Une histoire de traumatisme, d’un passé qui ne passe pas. Le traumatisme qui est à l’œuvre ici touche à la culpabilisation. D’abord, celle qui «travaille» les consciences de la Communauté internationale, laquelle octroya à un «peuple sans terre» la terre d’un autre peuple qui n’était pour rien dans la Shoah.
Et le crime de l’ONU, ci-devant SDN, aura été, en somme, celui d’avoir réalisé la Promesse du Dieu d’Israël: «Vous prendrez possession de leur sol, je vous en donnerai moi-même la possession, une terre qui ruisselle de lait et de miel.» (Lv.20.23-24). En fait de lait et de miel, il n’y eut que sang et fiel, pour ainsi dire.
L’autre traumatisme est à l’œuvre dans la conscience collective des dirigeants allemands. Quant au peuple, me reviennent en mémoire les mots écrits par Manouchian à sa bien-aimée, quelques heures avant son exécution, et repris par Louis Aragon: «Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand» (1) …
De la bonne conscience, à quel prix ?
Le poids de la responsabilité de la Shoah a toujours pesé sur la politique allemande. C’est ainsi que s’est imposée la nécessité de faire du soutien à Israël un principe intemporel, voire une «raison d’État»! - Salah Guemriche
«Raison d’État»!... Autant dire: une décision sans appel. Qui, aujourd’hui, ne suffit pas à consoler, en Allemagne même, les Allemands juifs opposés à la politique menée par Benyamin Netanyahu. Des Juifs allemands qui ne cessent de dénoncer l’interdiction des manifestations propalestiniennes.
Le 12 octobre, le chancelier Olaf Scholz a repris la formule de la «raison d’État» à la tribune du Bundestag. Ainsi, tenue par une dette imprescriptible de sang, l’Allemagne se sent obligée de prendre le parti d’Israël, malgré le génocide qui, à Gaza, se déroule en direct sur les écrans du monde entier, moins sur les écrans français, lesquels s’appliquent à reprendre en boucle les déclarations officielles d’Israël, passant outre aux massacres de la population et même aux plaintes des ONG en souffrance sur le terrain, quand elles ne sont pas les cibles de l’armée israélienne!
En Allemagne, note un quotidien belge, «La responsabilité historique dans l’assassinat de 6 millions de Juifs en Europe de l’Allemagne nazie est bien ancrée dans les esprits. Elle fait partie de la culture allemande. Quand l’équipe nationale de football se rend à Jérusalem, les joueurs se recueillent au mémorial de la Shoah à Yad Vashem. Le plus grand quotidien populaire allemand, Bild Zeitung, exige de ses journalistes qu’ils signent un engagement moral en faveur de la réconciliation avec les Juifs et du droit à l’existence d’Israël» (2)…
«Génocide», «sémitisme»* ou les «Territoires occupés de la langue»
De tous temps, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le concept de «génocide» a posé problème aux historiens et aux linguistes. Une «querelle» aussi virulente que tendancieuse. - Salah Guemriche
L’initiative de l’Afrique du Sud, portant l’affaire devant la Cour internationale de Justice, a provoqué un tollé dans de nombreux pays, à commencer par l’Allemagne. Sauf que… En rejetant «de manière décisive les accusations de Pretoria contre Israël, les qualifiant d’instrumentalisation politique et sans aucune base factuelle!» (3), le chancelier Olaf Scholz semble oublier que le premier génocide du XXe siècle fut commis par son pays! Oublier, pas exactement, puisque six mois avant son élection, l’Allemagne reconnaissait, par un communiqué du ministre des Affaires étrangères, avoir commis un génocide en Namibie (4).
De tous temps, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le concept de «génocide» a posé problème aux historiens et aux linguistes. Une «querelle» aussi virulente que tendancieuse.
Dénommé «Shoah», le génocide juif est devenu ainsi référence indépassable. La charge contre l’Afrique du Sud est encore le signe du double standard appliqué en faveur d’Israël. Comme si Pretoria portait atteinte à la singularité du génocide juif. Sans nier ni même relativiser cette singularité, force est de déplorer cette sorte de mainmise sur un mot, qui, comme le mot «antisémitisme», relèverait de ce que j’ai appelé ailleurs: «les Territoires occupés de la langue»(5).
En France, c’est le nouveau ministre des Affaires étrangères qui s’est fait sermonneur, déclarant le 17 janvier à l’Assemblée nationale: «Accuser l’État juif de génocide, c’est franchir un seuil moral». Et c’est, quasiment au mot près, ce que pense Olaf Scholz, même si, discrètement, le chancelier appelle à la création d’un État palestinien, inquiet qu’il est, tout aussi discrètement, des manquements à la démocratie dans l’Israël de Benyamin Netanyahu. Et, cependant, l’Allemagne continue d’envoyer des armes, ce que, du reste, elle fait depuis les années 1960. La culpabilité a la peau dure, en effet, et des «chemins tortueux»(6)!
* [i] Cf. CNRTL : « Dans Tolède, (...) [je] vois à chaque pas la plus belle lutte du romanisme et du sémitisme, un élément arabe ou juif qui persiste sous l'épais vernis catholique (Barrès, Greco, 1911, p. 84).
(1) «Strophes pour se souvenir», dans Le roman inachevé, 1955, en hommage au groupe Manouchian, résistants étrangers fusillés par la Gestapo.
(2) Christophe Bourdoiseau, L’Allemagne et la sécurité d’Israël comme la raison d’État, dans Le Soir, 19-10-2023.
(3) «La Namibie reproche à l'Allemagne, ancienne puissance coloniale, de défendre Israël contre les accusations de génocide (…)». Sur i24, 14-1-2024.
(4) Le Monde, 28 juin 2021.
(5) Cf. «Israël et son prochain, d’après la Bible – et autres textes d’auteurs juifs anciens et contemporains» (Éditions de L’Aube, 2018).
(6) Félicie Nayrou, «Chemins tortueux de la culpabilité chez Freud», dans Revue française de psychosomatique n°30, 2011. Cf. «Devant l’histoire. Les documents de la controverse sur la singularité de l’extermination des Juifs» (Éditions du Cerf, 1988, pp. 47-49).
Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).
X: @SGuemriche
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com