La semaine dernière, la Turquie a refusé de permettre au Royaume-Uni de déplacer deux chasseurs de mines de type Sandown de la Royal Navy à travers le Bosphore pour les transférer à la marine ukrainienne, considérant cette démarche comme une violation de la convention de Montreux. Ce traité de 1936 stipule que, en période de conflit, «les navires de guerre qui appartiennent aux puissances belligérantes ne doivent pas […] traverser le détroit».
La convention de Montreux est un accord international qui régit les détroits du Bosphore et des Dardanelles, qui sont revenus sur le devant de la scène ces dernières années. À la lumière de l’instabilité croissante et des tensions géopolitiques dans la région, le contexte actuel est nettement différent de la situation internationale au moment de la signature du traité.
Cela a été annoncé officiellement: la Turquie mentionne le traité pour restreindre le passage des navires britanniques. En tant qu’État non littoral de la mer Noire, le Royaume-Uni a dûdemander le droit de passage quinze jours à l’avance. Cependant, malgré cela, la Turquie a annoncé avoir informé son allié de l’Otan que ses navires de guerre ne seraient pas autorisés à passer par les détroits pour atteindre la mer Noire «tant que la guerre se poursuit».
Depuis l’appel du gouvernement ukrainien, en février 2022, à appliquer la convention qui vise à limiter le transit des navires de guerre russes, la Turquie a reconnu l’invasion de l’Ukraine comme une guerre, limitant ainsi le passage des navires militaires. Plus tard la même année, l’accès au détroit du Varyag, le vaisseau amiral de la flotte russe du Pacifique, et de l’Admiral Tributs, un grand destroyer anti-sous-marin, a été interdit après neuf mois d’attente à travers ce que la Turquie considère comme une application cohérente de l’article 19 de la convention de Montreux. L’interdiction de passage adressée aux bateaux britanniques la semaine dernière démontre une fois de plus que la Turquie a le dernier mot pour tout ce qui concerne les naviresde guerre si elle considère que leurs mouvements constituent une menace pour la sécurité.
Certes, l’autorisation accordée aux navires de guerre de transiter par les détroits peut constituer un risque pour les intérêts de sécurité nationale de la Turquie. Dans les conflits où la Turquie n’est pas une partie belligérante, autoriser le passage de certains navires fait courir le risque del’entraîner dans la guerre. Cependant, le fait que ce pays rejette la demande de transit des navires britanniques reflète plusieurs facettes de la politique étrangère turque relatives à son interaction avec ses partenaires.
En tant que membre clé de l’Otan qui courtise simultanément la Russie, la Turquie illustre cette impasse diplomatique par sa surveillance des détroits. En équilibrant continuellement ses relations avec l’Otan et Moscou, la Turquie a non seulement montré son caractère indispensable aux deux, mais elle a également permis au conflit ukrainien de renforcer sa propre position aux niveaux régional et international.
Dans la mesure où elle a continuellement mis en œuvre le traité qui vise à arrêter les navires russes, le traitement similaire de la demande du Royaume-Uni est l’occasion pour la Turquie d’apaiser le Kremlin. Tout comme elle l’a fait l’année dernière en retardant l’adhésion de la Suède à l’Otan, la Turquie est en mesure d’agir à l’encontre des intérêts occidentaux, de conserver des liens bilatéraux étroits avec la Russie et de se rendre indispensable aux deuxparties.
«Les détroits sont sans doute plus importants que leur utilisation militaire compte tenu du rôlevital qu’ils jouent dans le trafic commercial maritime.»
Zaid M. Belbagi
L’application parfois rigide de la convention de Montreux par la Turquie sert également son objectif en confirmant un statu quo qui demeure inchangé depuis son adoption. Bien qu’elle soit présentée comme un traité efficace qui permet une gouvernance prudente des détroits, la convention – qui en est maintenant à sa neuvième décennie – reflète le statut de la Turquie vaincue des années 1930, et non la puissance croissante du pays que l’on connaît aujourd’hui.
De plus en plus déçue par ce traité initialement conçu pour contenir l’Italie fasciste, la Turquie a lancé le projet «canal Istanbul». Il permettrait aux navires de passer par un canal parallèle aux détroits existants tout en procurant à la Turquie des revenus plus importants et en lui permettant d’exercer un contrôle souverain sur le passage.
Même si la déclaration de la Turquie la semaine dernière concerne le passage des navires militaires, les détroits revêtent sans doute une plus grande importance compte tenu de leur rôle vital dans le trafic commercial maritime. Au moins 3% de l’approvisionnement mondial en pétrole, qui provient principalement de Russie et de la mer Caspienne, passe par le Bosphore. De plus, environ 25% de l’approvisionnement mondial en blé est expédié à partir des ports de la mer Noire. Étant donné que 50 000 navires transitent chaque année par ces détroits, ils sont non seulement importants pour l’économie mondiale, mais particulièrement pour la Turquie, qui a récemment commencé à facturer aux navires des frais de transit de 4 dollars par tonne (1 dollar = 0,91 euro), soit cinq fois plus que le taux précédent.
Mettre en lumière l’inefficacité d’un traité obsolète est sans aucun doute l’objectif de la Turquie, mais il est peu probable que la convention de Montreux soit révisée: malgré sa forme actuelle, elle autorise le mouvement des marchandises en temps de guerre comme en temps de paix, tout en limitant le potentiel d’escalade militaire. Malgré leur volonté de mettre en œuvre les articles du traité international, les décideurs turcs sont conscients que la mer Noire était autrefois considérée comme un «lac ottoman» et que les mouvements maritimes de la région sont en grande partie une chasse gardée turque.
À cette fin, même si Ankara semble actuellement souvent se ranger du côté de Moscou, rares sont les États qui ont été historiquement plus fréquemment en guerre les uns contre les autres – leurs intérêts étant directement en concurrence. Même si les préoccupations en matière de sécurité et les traités internationaux évoluent souvent au fil du temps, certains obstacles géographiques, comme le Bosphore, conservent leur importance stratégique.
Zaid M. Belbagi est commentateur politique et conseiller auprès de clients privés entre Londres et le CCG.
X: @Moulay_Zaid
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com