De quoi l’antisémitisme et l’islamo-gauchisme sont-ils les noms?

Un juif prie au Mur Occidental, dernier vestige du Second Temple considéré comme le lieu le plus saint où les Juifs peuvent prier, dans la vieille ville de Jérusalem, le 12 novembre 2023. (Photo de Kenzo TRIBOUILLARD / AFP)
Un juif prie au Mur Occidental, dernier vestige du Second Temple considéré comme le lieu le plus saint où les Juifs peuvent prier, dans la vieille ville de Jérusalem, le 12 novembre 2023. (Photo de Kenzo TRIBOUILLARD / AFP)
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Publié le Mercredi 29 novembre 2023

De quoi l’antisémitisme et l’islamo-gauchisme sont-ils les noms?

De quoi l’antisémitisme et l’islamo-gauchisme sont-ils les noms?
  • «Islamisme», on sait ce que le mot désigne. «Gauchisme», également. Mais «islamo-gauchisme»?
  • En fait, ce mot composé est une expression forcée, qui n’a pas le sens qu’on veut lui donner: c’est juste une association artificielle, sans pertinence conceptuelle

Les crimes de guerre à Gaza ne relèvent pas du droit d’Israël à se défendre mais bien de la Loi du Talion dans une version «augmentée», pour ainsi dire. Le même droit à se défendre, les Palestiniens le revendiquent depuis trois quarts de siècle. Quant à l’argument éculé: «Qui a commencé?», je réponds: Israël n’a pas arrêté de «commencer» depuis trois générations. 

Impuissante ou complaisante, la Communauté internationale, si mal nommée, se contente de déplorer la «disproportionnalité», alors que les opinions publiques, contrairement à leurs gouvernements, se sont mobilisées pour dénoncer ces massacres. Massacres qui, selon la plainte déposée au siège de la CPI, le 9 novembre dernier, « par un groupe de plus de 500 avocats français et internationaux », relèvent du génocide.

Ce sursaut sans précédent est un tournant historique: comme si, en scandant «Palestine! Palestine!», les manifestants faisaient un pied de nez à ceux qui usent et abusent d’un chantage machiavélique, le mal du siècle: le chantage à l’antisémitisme. Et c’est déjà une défaite pour Israël que ce sursaut des opinions mondiales: critiquer Israël, État colonial, n’est pas critiquer le Juif, ou alors c’est qu’il y a de nombreux Juifs critiques d’Israël qui seraient des antisémites! 

À ce propos, comment se fait-il qu’on ne se soit jamais posé cette question: de quoi l’antisémitisme est-il le nom? Question à laquelle je ne cesse de réfléchir depuis des années.

Antisémitisme ou judéophobie?

Dans un texte datant de 1937, André Spire, militant sioniste, pointait du doigt «cette méfiance du Juif, nommée faussement “antisémitisme”, car elle ne vise que le Juif et non tous les membres de la famille sémitique, l’antisémitisme, simple survivance du vieil antijudaïsme chrétien». Plus tard, l’historien de l’antisémitisme Léon Poliakov esquissera une approche sociolinguistique: «Peu de termes prêtent autant à la confusion que celui d’antisémitisme, de nos jours couramment appliqué à toute forme d’hostilité anti-juive, sans tenir compte de la radicale différence qui existe entre la persécution des hommes et la lutte engagée contre une croyance ou une idée.»

Plus près de nous, Pierre-André Taguieff a tenté en vain de lever l’ambiguïté. En 2001, il avait proposé de remplacer «antisémitisme» par «judéophobie»: «Si je propose d’abandonner l’usage courant du mot antisémitisme, c’est précisément pour éviter la contradiction entre le sens étymologique du mot (hostilité aux Sémites) et son usage sémantique (hostilité aux Juifs)». Ce fut peine perdue. 

S’il y a un parallèle à faire avec la judéophobie, c’est le terme d’islamophobie qui s’impose. Comme l’islamophobie doit être, étymologiquement, distinguée du racisme, antiarabe en l’occurrence, la nuance entre antijudaïsme, judéophobie et antisémitisme s’impose. Force est de constater qu’à part la tentative de Taguieff personne ne s’est préoccupé sérieusement de cette nuance. 

Qui se souvient de cette profession de foi de Claude Imbert, directeur du Point, qui, le 24 octobre 2003, avouait sur LCI: «Il faut être honnête. Moi, je suis un peu islamophobe. Cela ne me gêne pas de le dire.» Or, si l’on en croit Nicolas Sarkozy, dans une déclaration faite à Alger (3 décembre 2007), «Il n'y a rien de plus semblable à un antisémite qu'un islamophobe.» Cela dit, vous imaginez les réactions si, au lieu d’islamophobe, Claude Imbert s’était dit judéophobe?... Même s’il est vrai que dans le premier cas, c’est une religion, et non l’individu arabe, que l’on vise, alors que dans le second, on est censé viser à la fois l’individu juif et sa religion.  

Impuissante ou complaisante, la Communauté internationale, si mal nommée, se contente de déplorer la «disproportionnalité», alors que les opinions publiques, contrairement à leurs gouvernements, se sont mobilisées pour dénoncer - Salah Guemriche

Or, tout est dans cette bivalence du mot «juif», qui se rapporte à la fois à une ethnie et à une religion. Ce qui n’est pas le cas des mots «chrétien» et «musulman», qui se rapportent à la religion, pas à l’ethnie! Et même s’il est des Juifs athées, le mot désigne l’être social en même temps que l’être religieux: touchez à l’un et vous toucherez immanquablement à l’autre; touchez au judaïsme et vous toucherez fatalement à la judéité. Et c’est de cette bivalence que le chantage à l’antisémitisme tire toute sa force d’intimidation. 

Et quid du concept: islamo-gauchisme?

«Islamisme», on sait ce que le mot désigne. «Gauchisme», également. Mais «islamo-gauchisme»? Curieusement, comme le rappelle Shlomo Sand: «C’est de Manuel Valls qu’est venue la charge la plus lourde, dans la vague de stigmatisation de “l’islamo-gauchisme”, à l’occasion d’une interview accordée, le 21 mai 2016, à Radio J, une radio communautaire juive.» Mais on connaît Manuel Valls…

Le 26 novembre 2020, dans Libération, Pierre-Jean Taguieff affirmait: «L'expression “islamo-gauchisme” avait sous ma plume une valeur strictement descriptive, désignant une alliance militante de fait entre des milieux islamistes et des milieux d'extrême gauche.» Mais c’est loin d’être l’avis de Jean-Yves Pranchère, professeur de théorie politique à l’Université de Bruxelles, qui voit dans l’expression «une très grande faiblesse analytique». Et sait-on que le même Taguieff avait hésité entre «islamo-gauchisme» et «islamismo-gauchisme»?

Voilà qui eût été plus raisonnable, non? Sauf que… Et c’est lui-même qui l’avoue: «Je n’allais pas forger une expression juste mais un peu lourde du type “islamismo-gauchisme”!» Et voilà comment un historien des idées se surprend à privilégier la forme et à sacrifier le fond! 

Demandez donc aux lexicologues ce qu’ils pensent de la morphologie même de l’expression: s’il ne s’agit pas d’un amalgame sémantique… En fait, ce mot composé est une expression forcée, qui n’a pas le sens qu’on veut lui donner: c’est juste une association artificielle, sans pertinence conceptuelle. Sa formation est un calque, au sens linguistique, un calque opportuniste, et elle frise même le contresens.

Quand je dis un «calque», au sens linguistique du terme, je pense à un autre composé, historique, celui par lequel on fustigeait le judéo-bolchévisme. En URSS comme en Allemagne nazie. En France, ce sont des écrivains (Céline, Drieu La Rochelle et Maurras) qui s’étaient emparé de l’expression. Et voilà où se situe la maldonne: par «judéo-bolchévistes», on désignait des Juifs, des Juifs bolchéviques ou complices du bolchévisme, et non des Bolchéviques complices des Juifs! Morphologiquement, le composé islamo-gauchiste désignerait donc un «musulman gauchiste» ou un musulman complice de l’extrême-gauche, et non pas, comme le croient ceux qui en usent, un gauchiste complice du musulman ou de l’islamiste. 

 

 

Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).

TWITTER: @SGuemriche

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.