Diaboliser et déshumaniser pendant la guerre permettent de justifier les atrocités

Des colonnes de fumée s'élèvent à la suite des frappes israéliennes sur Gaza, le 9 octobre 2023 (Reuters)
Des colonnes de fumée s'élèvent à la suite des frappes israéliennes sur Gaza, le 9 octobre 2023 (Reuters)
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Publié le Lundi 23 octobre 2023

Diaboliser et déshumaniser pendant la guerre permettent de justifier les atrocités

Diaboliser et déshumaniser pendant la guerre permettent de justifier les atrocités
  • Ceux qui prétendent que les mots ne tuent pas ignorent le fait que, bien que les mots ne tuent pas en soi, ils contribuent à créer un environnement propice aux atrocités les plus horribles
  • La diabolisation et la déshumanisation vont à l'encontre des normes sociales acceptables, telles que celles inscrites dans la Charte des Nations Unies, la Déclaration universelle des droits de l'homme ainsi que les quatre conventions de Genève

Le pouvoir des mots prend tout son sens, a fortiori en période de guerre et de conflit. En effet, les confrontations violentes vont toujours de pair avec une rhétorique incendiaire souvent axée sur la diabolisation et la déshumanisation de l'ennemi. Certains recourent cyniquement à ce langage pour rallier un soutien national et international, tandis que d'autres semblent ne disposer que de ce mode de communication.

Ceux qui prétendent que les mots ne tuent pas ignorent le fait que, bien que les mots ne tuent pas en soi, ils contribuent à créer un environnement propice aux atrocités les plus horribles, y compris le génocide. Des exemples de cette déshumanisation dans l'histoire sont pléthore: les nazis qualifiaient les Juifs de sous-humains, de rats et de vermines; les Khmers rouges au Cambodge décrivaient leurs ennemis comme des «vers», prétendant que leur disparition ne constituait «aucune perte»; au Rwanda, la propagande hutu décrivait régulièrement la minorité tutsie comme des «cafards» ou des «serpents», appelant à «exterminer les cafards». Nous connaissons tous le dénouement tragique de ces situations.

La déshumanisation dépasse la simple humiliation et la dégradation d'un groupe de personnes. Elle s'inscrit dans un processus visant à légitimer la violence à leur encontre. Le conflit israélo-palestinien en est un exemple frappant, où une certaine rhétorique a pris de l'ampleur au fil des années, réduisant mutuellement les Israéliens et les Palestiniens à des entités inhumaines, tout en niant leur égalité en termes de droits fondamentaux, y compris le droit à la vie.

La déshumanisation et la diabolisation sont définies comme «le déni de l’humanité complète à autrui». Cette pratique implique de priver, en tout ou en partie, une personne de son humanité, en rejetant les caractéristiques qui nous rendent uniques en tant qu'êtres humains et nous distinguent de toute autre forme d'existence dans la nature. Elle va même jusqu'à nier à ceux qui sont diabolisés leurs attributs humains fondamentaux, y compris la capacité à ressentir toute sorte d'émotions.

Les désignations des Israéliens et des Palestiniens comme étant respectivement «maléfiques» ou des «animaux» sont fréquentes parmi de nombreux autres qualificatifs dégradants. Cependant, depuis les atrocités commises par le Hamas le 07 octobre, ce langage est devenu de plus en plus extrême au point de ne plus faire la distinction entre le Hamas et le Jihad islamique d’une part, et la grande majorité des Palestiniens ordinaires de Gaza qui essaient simplement de survivre, piégés entre le régime oppressif du Hamas et le sévère blocus imposé par les Israéliens, d’autre part. Par conséquent, ils sont considérés comme une cible légitime malgré le fait d'être des civils pris entre le marteau et l’enclume.

À maintes reprises, l'histoire nous a révélé la capacité des êtres humains à commettre d'horribles atrocités. C'est pourquoi la civilisation a élaboré des méthodes et des mécanismes pour contenir, voire éliminer, l'agression. La diabolisation et la déshumanisation vont à l'encontre des normes sociales acceptables, telles que celles inscrites dans la Charte des Nations Unies, la Déclaration universelle des droits de l'homme ainsi que les quatre conventions de Genève. Ces traités avaient pour objectif d'établir un consensus mondial sur la manière dont les êtres humains devraient traiter leurs semblables, même en période de guerre et de conflit.

Cependant, lorsque l'adversaire n'est pas considéré comme un être humain, cela conduit à la conviction que les traités et les conventions internationaux ne s'appliquent pas à ses ennemis. Cette réalité est particulièrement flagrante dans le conflit actuel entre le Hamas et Israël, lequel constitue la pire éruption de violence à ce jour, étant donné que toutes les inhibitions ont disparu. Les massacres de civils innocents, y compris des nourrissons, des femmes et des personnes âgées des deux côtés, ainsi que la prise d'otages de nombreux Israéliens, n'auraient pas été possibles si chaque camp percevait ses adversaires comme de simples êtres humains jouissant des mêmes droits fondamentaux.

Pendant trop longtemps, les Israéliens et les Palestiniens ont cessé de se considérer mutuellement comme des êtres humains

Yossi Mekelberg

Cette situation est une constante tout au long du conflit, en particulier en ce qui concerne les pertes civiles. La réaction d'Israël à Gaza, qui a entraîné la mort de milliers de personnes et le déplacement de centaines de milliers d'autres, revient à considérer les Palestiniens de Gaza comme de simples dommages collatéraux de sa guerre contre le Hamas. On peut soutenir avec de forts éléments à l’appui qu'Israël n'a jamais traité les Palestiniens comme des êtres humains égaux. De la Nakba à l'occupation et au blocus, la vie des Palestiniens ordinaires n'a été, pour ainsi dire, que quantité négligeable dans le projet visant à établir un État d'Israël libre et sûr.

Un membre particulièrement dénué de bon sens de la Knesset, Ariel Kallner, a répondu aux massacres commis par le Hamas en appelant à une seconde Nakba, encore plus extrême : «En ce moment», a-t-il déclaré, «un seul objectif: la Nakba. Une Nakba qui éclipsera celle de 1948.» La colère face au massacre d’innocents par Hamas est compréhensible, mais cet appel à commettre une atrocité encore pire que celle de 1948, dans laquelle son pays a joué un rôle central et crucial, est une incitation au massacre et au déplacement de masse. Le péché originel ici est de ne jamais reconnaître la souffrance humaine des Palestiniens, de ne jamais s'abstenir de leur infliger des souffrances et de ne jamais reconnaître leurs droits collectifs.

Pour que la paix devienne enfin une réalité dans cette région du monde, il est impératif que nous évoluiions de la déshumanisation vers un retour à l’humanisation. Cependant, cette notion même effraie ceux qui poursuivent des objectifs maximalistes dans ce conflit et la rejettent de facto. Pour ceux qui souhaitent perpétuer le conflit jusqu'à la victoire, quelle qu'elle soit, diaboliser l'ennemi est un outil de taille. Après tout, pourquoi tuer quelqu'un qui possède des attributs humains similaires aux vôtres ? Dans le cadre d'un processus de paix qui exige des compromis et la confiance envers ceux qui ont été diabolisés pendant de longues années, la première condition est de surmonter l'obstacle psychologique massif qui nous empêche de considérer nos ennemis comme des êtres humains à part entière.

Dans les années 1990, un groupe courageux de familles israéliennes et palestiniennes, ayant perdu un membre de leur famille proche à cause du conflit, a créé une organisation israélo-palestinienne commune, le Forum des familles du Cercle des parents, dans le but de tout mettre en œuvre pour éviter de nouvelles pertes par le biais du dialogue, de la tolérance, de la réconciliation et de la paix. Ils ont également été à l’origine de la création d'une journée commune israélo-palestinienne de commémoration, sous le slogan «Partager la peine, Apporter de l'espoir». Leur message fondamental repose sur l’idée que la souffrance ne connaît ni nationalité ni religion et qu’elle touche tout un chacun de manière égale. C'est pourquoi il est essentiel de reconnaître l'humanité de l’autre.

Cependant, cette initiative exceptionnelle au milieu de la haine a rencontré le rejet, et en Israël, de nombreuses personnes considèrent les membres juifs du groupe comme des traîtres et ignorent leur douleur et leur peine. Cependant, il est indéniable que ces personnes méritent notre admiration, car elles rétablissent l'humanité au cœur des relations entre deux peuples qui se sont affrontés pendant de nombreuses années. Sans compter que chaque jour qui passe, des milliers de nouveaux noms viennent s’ajouter à la liste des familles endeuillées. Ce n'est que lorsque nous emboîterons le pas à ce groupe et que nous amorcerons notre quête de la paix en reconnaissant l'humanité de chacun que nous aurons une véritable chance de mettre fin à ces tueries absurdes et de parvenir à une paix durable.

Yossi Mekelberg est professeur en relations internationales et membre associé du Programme MENA à Chatham House. Il est également un contributeur fréquent aux médias internationaux écrits ou électroniques.

X: @YMekelberg

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com