L’histoire a commencé par un grand malentendu. À la fin des Trente Glorieuses (1945-1975), la France pensait que ses travailleurs migrants du Maghreb arrivés après la guerre mondiale allaient retourner dans leur pays, mais ils sont restés dans les tours et les barres des cités. Ils ont fait beaucoup d’enfants. Quand leur visibilité a surgi au pied des immeubles, dans les écoles, les lieux publics et les prisons, rapidement, les «grands ensembles» devinrent des «quartiers chauds», «zones de non-droit», dans le jargon policier, médiatique et politique.
Dans cette décennie 1970 où le chômage sévissait, l’emploi se raréfiait pour ces jeunes, l’exclusion s’installait, avec son corollaire, la délinquance. Un discours électoraliste peu à peu fit d’eux des indésirables. En 1973, autour de Lyon, se produisirent les premiers affrontements avec la police… alors qu’en Israël éclatait la «guerre du Kippour», qui aura des répercussions sur les «jeunes Arabes» des cités, dont une partie s’identifiait aux Palestiniens, avec le keffieh de Yasser Arafat en particulier, emblématique chez eux dans les années 1980.
L’année 1973 était aussi celle du premier choc pétrolier, où la France prenait conscience de sa dépendance à l’égard du «pétrole des Arabes». Les jeunes de cette génération se souviennent de la flambée de violences racistes qui fera une dizaine de victimes algériennes. Le Front national prenait racine. Les «ratonnades» se multiplièrent. Le cinéma en rendit compte avec le film d’Yves Boisset, Dupont Lajoie. En 1973, le racisme antialgérien obligea le président Boumediene à stopper l’immigration en France.
Les jeunes de France devenaient des parias dans leur pays de naissance. Le mythe du retour au bled s’était effiloché. Une génération entière s’est construite dans une double angoisse: celle des parents durant la colonisation puis la guerre d’indépendance, ensuite celle de leur procès en illégitimité dans la république. Dans les quartiers, la délinquance déclencha une répression policière contre les jeunes. Commissariats, tribunaux, prisons étaient le sort de milliers d’entre eux. Beaucoup étaient expulsés vers le pays «d’origine» où ils n’étaient jamais allés.
C’était le temps de la double peine. Loin de chez eux, ils finissaient par revenir clandestinement. Administrativement, ils étaient expulsables au Maghreb, car, chez eux, acquérir la nationalité française, celle de l’ancienne puissance coloniale, n’était pas en vogue. Dès 1976, la lutte des banlieues s’organisa contre les injustices et les violences policières. Des mouvements se créèrent, relayés par des travailleurs sociaux. Une prise de conscience collective émergea.
En 1979, les jeunes des banlieues marseillaise et parisienne affrontaient la police, ceux de Lyon s’enflammaient à Vénissieux et Vaulx-en-Velin. Puis, la même année, une nouvelle pression contribua à suspecter davantage ces jeunes: la révolution iranienne de l’ayatollah Khomeini. De là, ils allaient subir l’islamisation des regards portés sur eux. Les amalgames sur leur religion ajoutèrent à la confusion. Ainsi, clairement, le début de la décennie 1980 marquait une dégradation traumatisante du sort de ces jeunes dans les cités où germait une hostilité à l’égard des policiers, de la France, des Français...
La Marche portait plusieurs dizaines de milliers de jeunes jusqu’à l’Élysée et abrogeait la double peine. On y croyait, à la France métissée qui marchait au mélange. La participation au récit national de ces jeunes pouvait commencer. La Marche suscitait les espoirs…
1981 allait enfin marquer l’avènement d’une nouvelle ère, porteuse d’espoirs. Le 10 mai, François Mitterrand était élu président. À Lyon, la grève de la faim du père Delorme et du pasteur Costil contre les expulsions des jeunes fut un succès. L’été, aux Minguettes de Vénissieux, un jeune, Toumi Djaïdja, était touché par les balles d’un policier. L’incident lancera la Marche pour l'égalité et contre le racisme en octobre 1983, avec le keffieh palestinien d’Arafat autour du cou et l’égalité comme slogan.
Vint alors le temps d’une heureuse réconciliation entre les jeunes Arabes et les Français. La Marche portait plusieurs dizaines de milliers de jeunes jusqu’à l’Élysée et abrogeait la double peine. On y croyait, à la France métissée qui marchait au mélange. La participation au récit national de ces jeunes pouvait commencer. La Marche suscitait les espoirs, même si les dix années de violence raciale écoulées avaient fortement marqué une génération.
On imaginait que les leaders du mouvement, à l’instar de celui des droits civiques aux États-Unis, allaient entrer dans le paysage politique national. Une femme, Djida Tazdaït, élue députée européenne, présidente de l’association Jeunes Arabes de Lyon et banlieue, serait ministre dans le gouvernement de gauche; d’autres suivraient, légitimés par leur engagement pour la citoyenneté. Rachid Taha, du groupe Carte de séjour, chantait la Douce France…
Hélas, l’euphorie de la Marche tourna court. Le Front national accumulait des électeurs. Dix ans plus tard, Rachid Taha chantait l’amertume: «Voilà, voilà qu’ça recommence/Partout, partout ils avancent…» à propos de l’extrême droite, hostile à l’immigration. À l’automne 2023, ils avancent toujours, sur le boulevard politique qui leur est ouvert. Ils sont présents, partout. Dédiabolisée, Marine Le Pen attend son heure. Quarante ans! La Marche est une vieille histoire de France, et pourtant elle a fait long feu. C’est bien triste. Son lointain souvenir est encore cinglant d’actualité. La mort du jeune Nahel à Nanterre, en juin 2023, tué par un policier, l’a rappelé, dans une France tendue, électrisée.
Pendant ce temps, en embuscade, les religieux prosélytes musulmans proposaient aux jeunes de faire le constat de la «fable méritocratique républicaine» et de renouer avec l’islam. De «l’intégration» on a cessé de parler. Les discriminations des jeunes se sont accentuées dans l’emploi, le logement, les lieux publics, la politique… et leur sentiment d’être un groupe minoritaire ouvertement racisé a fait son lit. Éric Zemmour en a été la frappante incarnation.
Après les émeutes de 2005, un télégramme de WikiLeaks de l’ambassadeur américain Stapleton à Paris soulignait: «Le vrai problème est l’échec de la France blanche et chrétienne à considérer ses compatriotes à la peau sombre et musulmans comme des citoyens à part entière.»
Le même diagnostic était établi par son remplaçant, Rivkin, en 2010: «Si la France ne réussit pas à améliorer les perspectives de ses minorités et à leur offrir une véritable représentation politique, elle pourrait s’affaiblir, être plus divisée, peut-être encline à des crises et repliée sur elle-même. En conséquence, être un allié moins efficace.»
Quarante ans après, la Marche est dans les oubliettes de la république. Rachid Taha et la Douce France sont morts. Et une nouvelle guerre est déclarée en Israël.
Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007), chercheur en économie et sociologie. Il est chargé de recherche du CNRS.
Twitter: @AzouzBegag
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.