L'incident est passé presque inaperçu. Certes il a retenu l'attention du monde diplomatique, mais le grand public ne s'y est pas attardé. Voici ce dont il s'agit: en visite à Rome auprès de son homologue italien, la ministre étrangère du gouvernement libyen de Tripoli, Mme Najla Mangoush, a eu un entretien avec Elie Cohen, le ministre des Affaires étrangères israélien. Faut-il rappeler que, depuis l'origine, la Libye a toujours été très fermement engagée au soutien de la cause palestinienne et n'a jamais accepté d'avoir la moindre relation diplomatique avec l'État d'Israël. Le contact noué à Rome était donc un événement hautement significatif.
Hélas, M. Cohen a cru bon de le rendre public, ce qui, apparemment, n'était pas convenu avec son interlocutrice libyenne. Le communiqué publié par le ministre annonçait la rencontre à grand son de trompe, allant jusqu'à laisser entendre que la Libye pourrait se joindre aux accords d'Abraham conclus en 2020 entre Israël, les Émirats arabes unis, Bahreïn, le Maroc et le Soudan sous l'égide des Etats-Unis. «Une opportunité immense pour Israël», a précisé le ministre.
Patatras ! À Tripoli ce fut la stupeur et la consternation. Le Haut Conseil d'État a immédiatement condamné l'initiative de Mme Mangoush «qui viole les règles du boycott de l'ennemi sioniste». Le chef du gouvernement l'a désavoué. Il a exigé le retrait du communiqué israélien et suspendu Mme Mangoush. Les dénégations de celle-ci, affirmant qu'il s'agissait d'une rencontre «fortuite et n'emportant aucune discussion ni aucun accord», n'ont évidemment eu aucun effet et l'intéressée s'est envolée pour chercher refuge en Turquie ! À Tel-Aviv les opposants se sont déchaînés à juste titre contre l'amateurisme du ministre israélien.
L'anecdote sera sans doute vite oubliée, mais elle nous instruit sur au moins trois aspects de la situation régionale Elle démontre d'abord l'extrême fragilité du gouvernement libyen de Tripoli qui, non seulement ne contrôle qu'une très petite partie du territoire libyen, mais encore est déchiré entre les modernistes et les conservateurs. L'affaire a provoqué de très violentes manifestations. Les bureaux du Premier ministre et du ministère des Affaires étrangères ont été pris d'assaut et incendiés. Bref, le pouvoir libyen n'est que l'ombre de lui-même et n'a aucune marge de manœuvre pour asseoir son autorité.
L'anecdote sera sans doute vite oubliée, mais elle démontre d'abord l'extrême fragilité du gouvernement libyen de Tripoli qui, non seulement ne contrôle qu'une très petite partie du territoire libyen, mais encore est déchiré entre les modernistes et les conservateurs.
La seconde leçon de cette crise concerne les fameux accords d'Abraham. Initiative de Donald Trump, reprise par l'administration Biden, ils avaient pour objectif de normaliser les rapports entre Israël et le monde arabe. On pouvait raisonnablement espérer que l'Arabie saoudite et l'Égypte s'y rallient un jour prochain. Mais il paraît désormais évident que cette perspective s'éloigne. La politique du gouvernement de Benyamin Netanyahou en Cisjordanie et la bataille politique qui fait rage actuellement en Israël à propos de la réforme judiciaire ne peuvent qu'inciter les gouvernements arabes à l'attentisme. Les manifestants de Tripoli l'ont fait savoir brutalement. Les accords d'Abraham sont en stand-by.
Il faut regarder la réalité en face. Certes, beaucoup de gouvernants arabes sont aujourd'hui ouverts à la reconnaissance de l'État d'Israël et, pour nombre d'entre eux, souhaitent avoir avec Tel-Aviv des relations diplomatiques normales. Mais la volonté désormais affichée de plus en plus nettement par le gouvernement israélien d'annexer la Cisjordanie commence d'engendrer dans le monde arabe des réactions populaires de rejet et de solidarité avec les palestiniens qui pourraient être violentes. Autrement dit: les accords d'Abraham ne sont pas compatibles avec la politique d'annexion réclamée par les colons en Palestine. Il faudra choisir.
Mme Mangoush avait sûrement le soutien de son Premier ministre, qui avait été lui-même encouragé en ce sens par William Burn, le directeur de la CIA, lors d'un entretien en janvier dernier. Il n'empêche: en ouvrant un canal de contact avec Israël dans le climat actuel, elle a commis une erreur d'appréciation, pour laquelle elle a reçu une rude leçon que nombre de dirigeants arabes retiendront.
Hervé de Charette est ancien ministre des Affaires étrangères et ancien ministre du Logement. Il a aussi été maire de Saint-Florent-le-Vieil et député de Maine-et-Loire.
TWITTER: @HdeCharette
NDLR: L’opinion exprimée dans cette section est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement le point de vue d'Arab News en français.