Il y a deux ans, alors que les forces américaines tentaient de se retirer précipitamment d’Afghanistan, laissant derrière elles des équipements militaires d’une valeur de plusieurs milliards d’euros, les scènes chaotiques sur place en disaient long.
Ce moment semblait presque annoncer un tournant décisif pour la Pax Americana qui avait plongé le monde dans une paix relative depuis la fin de la guerre froide, mais le Pentagone et la Maison Blanche ont minimisé toute discussion à ce sujet, préférant le terme de «retrait stratégique».
Quoi qu’il en soit, les répercussions se sont ressenties à travers le monde entier, notamment dans l’ensemble du Moyen-Orient. Au cours des deux années qui ont suivi le départ des États-Unis, nous avons assisté à la mise en place de nouveaux programmes stratégiques dans la région, parallèlement à une nouvelle volonté de Washington et de ses alliés de faire preuve d’un engagement durable face aux défis mondiaux croissants.
Tout comme le manque de détermination et de capacité stratégique des États-Unis à influencer le cours des événements en Syrie, en Irak et en Crimée a précédé le retrait des troupes américaines d’Afghanistan, l’héritage de Kaboul a renforcé les circonstances qui ont conduit à la guerre en Ukraine.
Dans le monde entier, ce qui était perçu comme un retrait américain fondé sur un manque d’engagement diplomatique et une réticence à s’engager de manière militaire significative a modifié le paysage géopolitique. Ce thème est de plus en plus apparent dans la partie du monde communément appelée le «Sud global».
Dans un article important publié la semaine dernière, le Carnegie Endowment for Peace a joint sa voix à plusieurs universitaires éminents pour plaider en faveur de la suppression du recours croissant au terme Sud global, compte tenu notamment de la préférence croissante des organisations et institutions intergouvernementales pour son utilisation.
Alors que pendant la guerre froide, le monde était réellement divisé entre les États-Unis et leurs alliés du Nord à l’Ouest et l’Union soviétique avec ses alliés et satellites dans les pays en développement à l’Est, le groupe de 130 États du Moyen-Orient, d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine et des Caraïbes ne peut plus être regroupé aussi facilement dans un «Sud global» en termes de développement.
Au cours des deux dernières décennies, par exemple, le niveau de vie en Turquie a dépassé celui de certains pays européens, le développement économique du Maroc ne peut plus être groupé avec celui de l’Égypte et la croissance de la Jordanie et de la Malaisie suscite l’envie des pays d’Europe du Sud.
«La stratification autrefois linéaire du monde, à l’origine du terme Sud global, est désormais infiniment plus complexe et diversifiée»
Zaid M. Belbagi
Politiquement, la futilité d’un concept comme celui du Sud global est encore plus évidente. L’Inde est par exemple depuis longtemps un allié des États-Unis, mais elle a également fourni d’importantes bouées de sauvetage à la fois à la Russie et à l’Iran, souvent contrairement aux intérêts de Washington. Le pays a par ailleurs clairement fait part de sa neutralité vis-à-vis de la guerre en Ukraine.
Les alliés de longue date des États-Unis dans la région du Golfe ont également tardé à prendre position dans le conflit, tout en maintenant des liens étroits avec Moscou. Leurs relations claires en matière de sécurité avec les États-Unis ne les ont pas non plus empêchés de s’intégrer au groupe d’économies émergentes des Brics qui comprend la Russie et l’Iran, aux côtés du Brésil, de la Chine et de l’Afrique du Sud.
La stratification autrefois linéaire du monde, à l’origine du terme Sud global, est désormais infiniment plus complexe et diversifiée. Dans le contexte de ce changement incontestable de la puissance mondiale, Washington a commencé à se mobiliser.
La projection de la puissance américaine est souvent considérée à travers le prisme militaire et ses dépenses de défense continuent d’augmenter. Le pays dépense désormais plus pour la défense que les dix autres pays les plus dépensiers réunis. Il s’agit d’une augmentation par rapport à 2021, où les dépenses ont dépassé celles des neuf pays suivants réunis. Les dépenses américaines représentent près de 40% des dépenses militaires de tous les pays et ce montant faramineux est destiné à maintenir la suprématie de la nation et à contrôler les autres puissances mondiales. Toutefois, la question d’un retrait américain ne peut être envisagée uniquement dans un contexte militaire. Les relations américaines avec les institutions internationales jouent également un rôle clé et ont la plus grande incidence sur leur influence.
Ainsi, l’urgence récente des appels lancés à l’Otan pour qu’elle se regroupe, s’étende et recherche de nouveaux alliés privilégiés, après plusieurs années de désengagement des États-Unis de l’alliance, met en lumière la nécessité de préserver la pertinence durable des institutions et des cadres internationaux existants.
Face aux efforts chinois visant à moderniser et à étendre le bloc de marchés émergents des Brics pour en faire un véritable rival du G7, le président américain, Joe Biden, a annoncé que Washington «se concentrerait» sur le soutien économique aux «pays du Sud global qui partagent les mêmes idées».
En canalisant 50 milliards de dollars (1 dollar = 0,92 euro) d’investissements via le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, les États-Unis tentent de renforcer les institutions existantes dans lesquelles ils ont toujours joué un rôle. Toute tentative d’agir unilatéralement ne servirait qu’à isoler davantage les intérêts américains et à exposer le monde en développement aux pratiques de prêt coercitives de la Chine dans le cadre de son initiative «La Ceinture et la Route».
Alors que plus de 40 pays pauvres sont déjà exposés à une dette chinoise représentant jusqu’à 10% de leur produit intérieur brut total, renforcer les institutions de Bretton Woods (le FMI et la Banque mondiale) est un aspect important des efforts américains pour faire face au déclin incessant de la dette américaine et soutenir les défis de développement de ses alliés.
Les États-Unis ne peuvent pas se permettre d’agir unilatéralement, dans un contexte où le système international devient de plus en plus multipolaire. Pourtant, ces dernières années, on a constaté qu’ils se retiraient progressivement de la scène mondiale en raison d’une politique étrangère plus insulaire.
Le sommet tripartite de la semaine dernière, qui a réuni les États-Unis avec leurs alliés, le Japon et la Corée du Sud, a toutefois constitué un pas dans la bonne direction. Il a abordé la question de la coopération, ainsi que les efforts visant à faire respecter «le droit international, la liberté de navigation et un règlement pacifique des différends».
Il est essentiel de continuer à soutenir de telles initiatives et de travailler avec les alliés traditionnels si les États-Unis souhaitent maintenir le système mondial fondé sur des règles qu’ils soutiennent depuis longtemps.
Le théâtre le plus urgent pour de tels efforts est actuellement le Moyen-Orient, où les États-Unis ne se sont pas remis du spectre d’un retrait précipité d’Afghanistan. Les alliés de longue date des États-Unis regardent de plus en plus au-delà de Washington pour garantir leur stabilité.
Le récent accord de gaz naturel liquéfié du Qatar avec la Chine, d’une durée de vingt-sept ans, est le plus important de l’Histoire. En outre, Doha, un allié non-membre de l’Otan qui a soutenu les États-Unis dans leurs efforts pour évacuer 80 000 personnes de Kaboul, approvisionne simultanément l’Indonésie en armes, tout en cherchant à améliorer son pacte de défense avec la Turquie.
Bahreïn, qui héberge la cinquième flotte américaine et la base navale britannique de Jouffair, conserve de forts intérêts économiques en Asie, mais continue de partager les préoccupations de sécurité avec les États-Unis.
Étant donné que la réticence des États-Unis à s’engager pleinement dans la région pousse certains pays arabes à revoir leurs partenariats internationaux, Washington ne peut pas se permettre de manifester de nouveaux signes de désengagement, en particulier dans un contexte de ralentissement économique chinois et de perspective d’émergence d’un nouvel ordre mondial.
Zaid M. Belbagi est commentateur politique et conseiller auprès de clients privés entre Londres et le CCG.
Twitter: @Moulay_Zaid
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com