Il y a quelque chose de terriblement vrai dans l'observation du poète allemand du XIXe siècle Heinrich Heine, inspirée par un autodafé du Coran en 1493 à Grenade, lorsqu'il a mis l'humanité en garde: «Ce n'était qu'un prélude; là où ils brûlent des livres, ils finiront par brûler aussi des gens.» Ces mots glaçants sont aujourd'hui gravés dans le sol de l'Opernplatz de Berlin, commémorant l'horrible incendie, en 1933, de vingt-cinq mille livres décrétés «non allemands» par le ministre de la Propagande, Joseph Goebbels. Peu de temps après, l'Holocauste et les massacres de millions de personnes perpétrés par les nazis ont eu lieu.
Les récents incidents en Suède et au Danemark ont montré que certains refusent toujours de tenir compte des mises en garde de M. Heine. Dans leur vision déformée, ils continuent de croire que cet acte abject est une expression acceptable et légitime de la liberté d'expression. Or, ce n'est pas le cas. Il s'agit simplement d'une forme extrême d'incitation à la haine contre ce qui est considéré comme sacro-saint par d'autres, et cela devrait être universellement considéré comme un crime de haine.
Dans le premier cas, un immigré chrétien irakien a brûlé le Livre saint de l'islam à l'extérieur d'une mosquée de Stockholm, le jour même de la grande fête musulmane de l'Aïd al-Adha. Dans le deuxième cas, un ressortissant suédois a fait marche arrière après avoir menacé de brûler la Torah, le Livre saint des juifs, devant l'ambassade d'Israël à Stockholm, affirmant qu'il ne souhaitait pas mettre le feu au Livre saint, mais qu'il testait simplement les autorités suédoises pour voir si elles appliqueraient ou non la loi de manière sélective en ce qui concerne la destruction par le feu de textes religieux. Le principe selon lequel les autorités ne devraient pas appliquer la loi de manière sélective fait l'objet d'un large consensus, mais il ne s'agit pas de consentir à l'autodafé de tout livre considéré comme sacré par une religion ou un système de croyances, ou, plus généralement, de n'importe quel livre.
Non seulement la liberté d'expression n'est pas absolue, mais brûler le livre sacré ou profondément significatif d'un autre n'est pas l'expression d'une opinion et ne fait pas partie d'un débat acceptable dans une société civilisée entre des individus ou des groupes en désaccord. Il s'agit simplement d'un acte d'agression contre ce qu'un livre représente pour d'autres personnes, une attaque contre leurs croyances et un aspect crucial de leur identité. Il s'agit d'une tentative de rabaisser, d'établir un sens de la hiérarchie, d'instiller la peur et même de provoquer une réaction qui servirait d'excuse pour accélérer la marginalisation du groupe qui considère ce texte comme sacré.
Alors que ces deux cas suédois étaient apparemment le fait d'individus isolés, ces dernières années, brûler des livres est devenu une sorte d'acte politique méprisable perpétré principalement par des politiciens et des activistes de droite, hostiles à l'immigration. Plus inquiétant encore, dans certains cas, cet acte a été officiellement cautionné. En 2010, Terry Jones, un pasteur chrétien évangélique connu pour ses opinions et ses insultes islamophobes extrêmes, a brûlé un exemplaire du Coran dans sa petite église de Floride, se retranchant honteusement derrière le premier amendement. Au début de l'année, Rasmus Paludan, avocat et homme politique suédo-danois d'extrême droite, a mis le feu à un exemplaire du Livre saint musulman devant l'ambassade de Turquie à Stockholm afin de faire un maximum de publicité à sa politique antimigrants. Certains considèrent que ces actes ignobles sont le fait de personnages négligeables qui cherchent désespérément à attirer l'attention. Quoi qu'il en soit, c'est l'absence de réaction ferme de la part de leurs communautés respectives, voire de cadre juridique pour réprimer ces actes, qui rend ces communautés et ces pays complices par leur inaction.
Il s'agit d'une forme extrême d'incitation à la haine contre ce qui est considéré comme sacro-saint par d'autres, et cela devrait être universellement considéré comme un crime de haine.
Yossi Mekelberg
Dans certains pays européens, brûler un Livre saint est considéré comme un crime de haine et c’est un acte puni par la loi. Criminaliser un tel comportement pour imposer la tolérance peut sembler paradoxal dans toute société civilisée où l'on s'attend à ce que les croyances, les valeurs et les symboles d'autrui soient respectés; une attitude inculquée dès le plus jeune âge à l'école et par d'autres moyens de socialisation. Ce respect fait partie de l'A.D.N. de la société et n'a pas besoin d'être imposé. Cependant, avec l'émergence de sociétés multiculturelles où la tolérance requise ne peut pas toujours être considérée comme acquise, il est devenu de plus en plus nécessaire de prendre des mesures pour réduire les crimes de haine en s'appuyant sur la loi.
Invoquer l'argument de la liberté d'expression pour défendre le fait de brûler des livres ou, plus généralement, d'offenser les croyances d'autrui, est une réponse déplorable et fallacieuse. Oui, la liberté d'expression est un droit humain fondamental, généralement consacré par le droit international. Ne pas être d'accord avec les idées et les croyances d'autrui et promouvoir les siennes fait partie intégrante de la liberté d'expression, mais cela n'a rien à voir avec le vandalisme purement provocateur qui consiste à brûler des livres.
Vivre dans des sociétés multiculturelles apporte des avantages avérés, parmi lesquels la prospérité, la valeur de la tolérance et l'élargissement des horizons; mais cela pose aussi des défis qu'il faut relever avec conviction, ouverture, attention, flexibilité et sensibilité pour les surmonter, mais pas par des actes de violence.
En brûlant des livres, on ne les fait pas disparaître, car ils survivront longtemps à ceux qui les brûlent. Brûler les écrits est le prolongement des tentatives de faire taire les personnes et les idées, de les censurer et de prétendre que le contenu d'un livre disparaîtra avec sa destruction physique. Malheureusement, il existe une longue tradition d’autodafé, qui remonte au moins à 213 av. J.-C., lorsque l'empereur Qin Shi Huang a ordonné de brûler tous les livres de philosophie et d'Histoire provenant d'autres États que le Qin. À la fin du XVe siècle, l'Inquisition espagnole a brûlé quelque cinq mille manuscrits arabes; au XVIe siècle, des copies de la traduction de la Bible par Martin Luther ont été brûlées par l'Église catholique; en 1683, plusieurs livres de Thomas Hobbes et d'autres auteurs ont été brûlés à l'université d'Oxford et la liste n'est pas exhaustive. Dans certains cas, le bûcher a rapidement suivi.
Dans l'environnement politique toxique et l'agitation sociale que nous connaissons actuellement, qui polarisent les communautés, l’autodafé est devenu l'arme des opportunistes qui se nourrissent de la division et de la discorde. Cela leur permet de mettre en avant leur programme xénophobe et de rejeter la responsabilité de tous les maux de leur société sur ceux qui sont originaires d'autres pays et qui adhèrent à d'autres religions. Il s'agit d'un acte avilissant qui leur donne l’occasion de renforcer leur pouvoir et leur influence et d'entretenir leur ego démesuré.
Cette exploitation cynique de la liberté d'expression exige une réponse juridique, politique et sociale qui rendra illégal l’autodafé. Il faut bannir cette pratique du discours politique avant qu'elle n’exacerbe les tensions dans les relations intercommunautaires déjà fragiles dans de nombreuses démocraties libérales, à partir desquelles de telles actions incendiaires menacent de se répandre.
- Yossi Mekelberg est professeur de relations internationales et membre associé du programme Mena à Chatham House. Il contribue régulièrement à la presse écrite et électronique internationale.
Twitter : @YMekelberg
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com