La Russie a une fois de plus utilisé son pouvoir de veto au Conseil de sécurité des Nations Unies afin de bloquer le renouvellement proposé de l'autorisation d'une opération transfrontalière qui fournit de l'aide depuis la Turquie à des millions de personnes dans le nord-ouest de la Syrie.
Cette aide est non seulement le dernier espoir pour les Syriens ; pour Ankara, il est crucial de préserver les conditions fragiles là-bas. Une augmentation de la souffrance due à la coupure de l'aide pourrait représenter des risques inquiétants pour la Turquie et pourrait même affecter la délicate coopération turco-russe en Syrie.
Le régime d'Assad à Damas a unilatéralement proposé de maintenir ouvert le point de passage de Bab al-Hawa depuis la Turquie pendant les six prochains mois afin de poursuivre le flux d'aide. Il reste cependant à voir comment cette offre sera accueillie.
La Syrie est un sujet sur lequel les cinq membres permanents du CSNU - les États-Unis, la Russie, la Chine, le Royaume-Uni et la France - ont longtemps été divisés. Alors que la plupart des membres voulaient une extension d'un an de l'autorisation d'aide, ils ont soutenu un compromis pour une extension de neuf mois. Cependant, la Russie a insisté sur une extension de seulement six mois. Cette proposition russe remet également en question l'avenir des deux autres points de passage frontaliers depuis la Turquie qui ont été ouverts après que le président syrien Bachar Assad a permis à l'ONU d'envoyer de l'aide aux victimes du séisme qui a frappé la Syrie et la Turquie début février. Cette approbation expire mi-août.
«La Russie souhaite des relations fortes avec Ankara malgré les désaccords existants ». Sinem Cengiz
Les autres membres permanents du CSNU – à l'exception de la Chine – ont condamné le veto de la Russie bloquant la prolongation proposée de l'opération transfrontalière. Bien qu'étant partie prenante de l'opération, Ankara s'est abstenue de commenter.
Le veto russe est intervenu alors que la Turquie a fait un geste positif lors du sommet de l'OTAN tenu à Vilnius, en Lituanie. La position turque lors du sommet a étonné Moscou et a entraîné une vive réaction des responsables russes. Un responsable russe de la défense a d’ailleurs déclaré que la Turquie se transformait en un « pays hostile » après une série de décisions "provocantes". Il faisait référence à la récente visite du président ukrainien Volodymyr Zelensky en Turquie, à l'approbation d'Ankara de la candidature de l'Ukraine à l'OTAN et à l'ouverture du chemin pour que la Suède fasse partie de l'alliance. Moscou a même souligné que la Turquie ne devrait pas se faire d'illusion sur le fait qu'elle pourrait un jour être autorisée à rejoindre l'UE, même après son approbation de la Suède, tout en affirmant que la Russie souhaite des relations fortes avec Ankara malgré les désaccords existants entre eux.
À la suite de la déclaration de Moscou, le ministre russe des Affaires étrangères a eu un entretien téléphonique avec son homologue turc, au cours duquel les deux diplomates de haut niveau ont réitéré la nécessité de préserver et de renforcer la « nature fondée sur la confiance » des relations entre Moscou et Ankara.
Alliée proche du régime syrien, la Russie a utilisé son veto au moins 17 fois concernant la Syrie depuis le début de la guerre en 2011. Le président turc Recep Tayyip Erdogan a déjà critiqué le pouvoir de veto des membres permanents du CSNU. Il a même inventé l'expression « le monde est plus grand que cinq », en référence à la nécessité de réformer le CSNU et au fait que le sort des problèmes internationaux ne devrait pas être laissé entre les mains de ces cinq pays uniquement.
La Turquie a exprimé ses préoccupations selon lesquelles les grandes puissances sont en concurrence les unes avec les autres et qu'elles exploitent les problèmes des pays tiers, comme dans le cas de la question de l'aide humanitaire en Syrie. Lorsque Erdogan a appelé à la réforme du CSNU en 2021, son homologue russe, Vladimir Poutine, a rejeté sa proposition de supprimer le pouvoir de veto des membres permanents, affirmant que cela transformerait l'organisation en un « club de débats ».
« Il y a encore de l'optimisme quant à la possibilité que les membres du CSNU trouvent un terrain d'entente pour briser l'impasse». Sinem Cengiz
Le dernier veto de la Russie a été interprété comme une politisation d'une cause humanitaire pour exercer une pression dans le cadre de ses objectifs politiques, que ce soit dans le contexte de la guerre en Syrie ou d'autres questions internationales, très probablement liées à l'Ukraine. De plus, cette décision est intervenue moins de trois semaines après une tentative de mutinerie en Russie par Yevgeny Prigozhin, le chef du groupe de mercenaires Wagner, qui a exposé les fissures dans le leadership militaire de Moscou et le pouvoir de Poutine en Syrie.
Cependant, le mandat transfrontalier n'est pas seulement lié à l'opposition de la Russie à l'Occident ou à son alliance avec le régime syrien, mais aussi aux relations turco-russes dans le contexte de la Syrie. À travers le processus de paix d'Astana, lancé en 2017, Ankara et Moscou ont établi une coopération délicate sur la Syrie. Malgré leurs visions opposées de la guerre, le processus a finalement renforcé leurs liens. Plus important encore, leur coopération sur la Syrie a commencé après les tensions turco-russes de 2015-2016 et a finalement permis à la Turquie de mener plusieurs opérations militaires dans le nord de la Syrie avec l'approbation explicite de la Russie.
Le mandat initial de l'ONU de 2014 accordait un accès humanitaire par le biais de quatre points de passage frontaliers. Cependant, depuis 2020, la Russie a utilisé la menace d'un veto pour le limiter à un seul point de passage frontalier turc avec la nécessité de le renouveler tous les six mois. Bien qu'il soit difficile d'interpréter le dernier veto russe, il reste encore de l'optimisme quant à la possibilité que les membres du CSNU trouvent un terrain d'entente pour briser l'impasse. Un geste positif de la Russie concernant l'opération d'aide serait certainement accueilli favorablement par Ankara, qui cherche à maintenir des relations cordiales à la fois avec Moscou et l'Occident, même pendant la guerre en Ukraine. Erdogan a refusé de se joindre aux sanctions occidentales contre la Russie et a même invité Poutine à visiter la Turquie en août.
Ainsi, en ce qui concerne le mandat d'aide transfrontalière, le point le plus critique pour Moscou est de maintenir sa coopération avec la Turquie sur le dossier syrien, tout en tenant compte de l'équilibre délicat que les deux États ont atteint au cours des dernières années grâce au lien personnel entre Poutine et Erdogan. Malgré les récents mouvements pro-occidentaux d'Ankara, il est probable que les relations turco-russes resteront significatives, mais leur coopération délicate en Syrie est liée à plusieurs facteurs, dont la question de l'aide.
Sinem Cengiz est une analyste politique turque spécialisée dans les relations de la Turquie avec le Moyen-Orient.
Twitter: @SinemCngz
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com