«Shoote-le !» Nahel a été tué par le tir d’un policier à Nanterre. Le 27 juin. Il avait 17 ans. Au volant d’une voiture de location, après avoir commis plusieurs infractions routières, il a été interpellé par deux policiers…
Puis des images prises par un téléphone portable racontent la suite. Avec une bande-son qui tourne en boucle. On y voit un policier, sur le côté de la voiture, pointant son arme sur le chauffeur, menaçant de «lui mettre une balle dans la tête», puis le véhicule démarre et va s’écraser un peu plus loin contre un obstacle. Un passager assis à l’arrière essaie de s’enfuir, aussitôt stoppé par un policier.
Ensuite, c’est l’enchaînement des déclarations, mensonges, dont les plus odieux destinés à couvrir les policiers et à salir leur victime. Classique depuis un demi-siècle. Depuis la fin des Trente Glorieuses, 1975, quand la croissance économique d’après-guerre marquait la fin d’un cycle ascendant, que les prix du pétrole était sensiblement augmenté par les producteurs et, en conséquence, la légitimité de millions de familles immigrées venues en France pour la Grande Reconstruction, remise en question.
«Retournez chez vous», entendait-on alors dans les cités érigées en urgence par les grues dans les banlieues. Ils étaient les boucs-émissaires de la crise et du chômage. Le Front national posait ses premiers jalons sur l’échiquier politique. Il n’allait jamais cesser de progresser. Le rejet des immigrés, des Arabes, des Maghrébins… date de cette époque. Il a régulièrement opposé les policiers aux jeunes des cités périphériques, sur fond de racisme contre «les Bicots» ou les «Bougnoules»…
Ce que Fausto Giudice, journaliste, nommait «Les Arabicides» dans les années 1980-1990, ont jalonné ces heurts depuis des décennies. Mêmes causes, mêmes effets. Chaque fois, l’indignation des jeunes des quartiers, l’autodéfense revendiquée par les policiers, les colères, la récupération politique, les dégradations de biens publics, et les bâtiments, les bus, les voitures, les commissariats, les peurs des deux côtés… ont rejoué la même partition. Celle de l’escalade, des haines et des fractures irrémédiables entre les uns et les autres.
En 2005, je venais d’être nommé ministre de l’Égalité des chances dans le gouvernement de Villepin, sous la présidence de Chirac, quand les émeutes de novembre ont éclaté. Zyed et Bounad venaient de trouver la mort à Clichy-sous-Bois, après une altercation avec des policiers. C’était il y a presque vingt ans. Nahel est né en 2006… La mémoire des cités et celle de la république ont été marquées par la déflagration. Le pays brûlait. Elle résonne encore aujourd’hui avec la mort de Nahel.
Mêmes causes, mêmes effets. Même absence de solution. Les juges jugeront. En attendant, l’onde de violence à la suite de la mort de Nahel se propage. Chaque nuit, la guerre des tranchées est ravivée. Les tirs de mortier fusent dans la nuit des cités. Des jeunes et des policiers courent de tous côtés. Grâce aux portables brandis en l’air, on entend des voix qui ricochent contre les parois des immeubles.
Chaque fois, l’indignation des jeunes des quartiers, l’autodéfense revendiquée par les policiers, les colères, la récupération politique, les dégradations de biens publics, et les bâtiments, les bus, les voitures, les commissariats, les peurs des deux côtés… ont rejoué la même partition.
- Azouz Begag
On est en direct sur le front. Insultes, invectives, ordres. Les flammes dévorent la matière incandescente des colères libérées. Des mairies sont incendiées. Des écoles, des bibliothèques. Les voitures incendiées aussi et renversées au milieu de la chaussée ressemblent à des oiseaux calcinés. Le symbole est fort. Ici, les ailes de l’espérance sont brisées.
D’aucuns se persuadent que seule la violence et l’autodéfense sont la réponse. Il faut choisir son camp: «œil pour œil» et séparatisme de Malcolm X, ou amour et œcuménisme de Martin Luther King. De toute façon, les deux leaders ont été assassinés dans les années 1960. Les États-Unis d’Amérique! Leur modèle d’intégration communautaire, que l’esprit français honnit tant, a largement contaminé le fonctionnement de notre République.
Dans nos cités, certains quartiers ne s’appellent-ils pas «Le Bronx, Chicago?». Depuis des décennies que les heurts entre jeunes et policiers créent des déflagrations en Amérique, toujours sur fond de racisme, on ne les imaginait pas chez nous, en France. Pourtant, elles sont déjà là. Aussi spontanées qu’effrayantes. Comme si rien ne pouvait les stopper une fois qu’elles étaient déclenchées. La poudrière du social.
Le 7 janvier dernier, à Memphis, Tennessee, des policiers ont arrêté Tyre Nichols, 29 ans, au volant de sa voiture, pour une infraction routière. Comme pour Nahel, une vidéo diffusée montrait le jeune Noir extirpé violemment de sa voiture, tabassé, avec les voix des policiers et de la victime très audibles. Il appelait sa maman au secours. Certain qu’il allait mourir, il s’est sauvé. Les policiers l’ont poursuivi, ils se disaient que s’il s’enfuyait c’était bien qu’il était coupable, encore un délinquant de la minorité noire qui se dérobait à la loi, qui n’obtempérait pas.
Tyre a foncé, zigzagué pour éviter les balles, trébuché. Une caméra de vidéosurveillance filmait la scène. Il est mort à l’hôpital trois jours plus tard. Les policiers meurtriers étaient noirs. À l’église, lors de l’oraison funèbre, un révérend, figure de la lutte pour les droits civiques, a lancé : «Dans la ville où Martin Luther King a perdu la vie, vous avez battu un frère à mort. Il n'y a rien de plus insultant, pour nous qui avons lutté pour ouvrir les portes, que vous entriez par ces portes et agissiez comme les personnes que nous avons dû combattre afin que vous puissiez passer par ces portes.» Dans l’audience se trouvait un frère de George Floyd, quadragénaire noir dont la mort, en 2020, sous le genou d'un policier blanc, avait déclenché des manifestations antiracistes massives : «Black Lives Matter».
Et chez nous, demain, quel slogan va-t-on inventer pour nos manifestations pacifiques: «Une vie d’Arabe ça compte»? Une vie de jeune musulman importe»? ... Nahel a été tué le jour de l’Aïd el-Kébir, célébré par des millions de musulmans. Il était le fils unique d’une mère modeste et courageuse pour qui il était tout. Dévastée, elle a évoqué ses dernières heures. «Il m’a fait un gros bisou, il m’a dit “Maman je t’aime”. Je lui ai dit: “Je t’aime. Fais attention à toi.” Puis tout s’est éteint. Tout s’est enflammé. Pourtant, l’espoir de vivre ensemble ne doit pas être réduit en cendres.
Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007), chercheur en économie et sociologie. Il est chargé de recherche du CNRS.
Twitter: @AzouzBegag
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.