Le 8 juin, dans l’aire de jeu du lac d’Annecy, un témoin a filmé l’attaque sauvage avec son portable. Des passants hurlent. Un homme se dirige vers des poussettes et frappent au couteau des bébés. Deux fois, l’assaillant crie en anglais : «Au nom de Jésus Christ». Et s’enfuit calmement, avant d’être interpellé par la police qui a ouvert le feu sans le blesser. Il a été placé en garde à vue.
Rapidement, l’information prend une ampleur nationale. L’émotion est intense. On apprend qu’il est Syrien. Réfugié. Il a 31 ans. Il a attaqué six personnes, dont quatre enfants de 22 à 36 mois, qui sont en urgence absolue. Rapidement, les images terrifiantes des attentats qui ont endeuillé la France ces dernières années reviennent. Les peurs s’engouffrent. Allah Akbar ? Il a dit la formule ?
Tandis que des élus appellent à la décence et au silence pour les victimes, d’autres à droite et à l’extrême-droite préparent des conférences de presse pour conspuer le droit d’asile, l’immigration, l’Europe angélique avec les «réfugiés»… La récupération politique presse. Les diatribes sont prêtes contre l’islam, les musulmans et tous ceux dont les noms commencent par Abdel… serviteurs régis par «la soumission» à Allah… Les musulmans retiennent leur souffle. Sous peu, leur présence en France et en Europe sera de nouveau vilipendée, les clichés sur leur propension à l’égorgement recyclés…
Jusqu’au moment de l’information fatale : Abdelmassih H. a crié en anglais «au nom de Jésus Christ» en frappant. Il est chrétien. Il porte une croix. Son prénom signifie «Serviteur du Messie», en arabe. Consternation. Les confusions s’installent : Arabe ou chrétien ? Musulman chrétien ? Certes, tous les musulmans ne sont pas Arabes et tous les Arabes ne sont pas musulmans… mais on n’oublie pas qu’en 2012 le terroriste Mohamed Merah, musulman, maghrébin, arabe, avait tué sept personnes, dont trois enfants juifs âgés de 3 à 7 ans.
Tandis que des élus appellent à la décence et au silence pour les victimes, d’autres à droite et à l’extrême-droite préparent des conférences de presse pour conspuer le droit d’asile, l’immigration, l’Europe angélique avec les «réfugiés»…
Un ami cher et réfléchi d’Annecy m’écrit : «Je ne crois pas une seconde au truc “Au nom de Jésus Christ !”, cette expression est utilisée en islam, pas dans la religion catholique. C’est une pure transposition de mise en scène. Et qui se balade aujourd’hui avec une bible volée dans une église et une croix ? Aucun catholique, sauf ses représentants (curés, abbés, archevêques…). Ce qu’il n’était pas. Il était juste dans l’armée de Syrie avant de venir en Europe, terre qu’il déteste car elle ne lui offre pas ce qu’il aurait désiré sans doute…»
L’émotion, à vif, sature la raison. L’homme a planté son couteau dans la chair de bébés... Il paraissait plus «fou» qu’autre chose. Il avait obtenu le statut de réfugié en Suède, où il avait vécu pendant dix ans. Il s’était séparé de son épouse suédoise d’origine syrienne, rencontrée en Turquie et réfugiée comme lui. Ils avaient une fille de trois ans. Débouté de la nationalité suédoise, il est parti en France où il a déposé une demande d’asile. Elle a été rejetée quatre jours seulement avant l’attaque…
Contactée, son ex-avocate en Suède n’avait rien remarqué de déviant chez lui, il «semblait être une personne normale.» Il n’était pas connu de la police ni de la justice suédoise, ni d’ailleurs. Pas d’antécédents psychiatriques. Le parquet n’a pas retenu de «motivation terroriste». Il a été mis en examen pour «rébellion avec arme». Placé à l'isolement dans un centre pénitentiaire, il restait prostré dans son silence.
Mais l’essentiel était la bonne nouvelle : le pronostic vital n’était «plus engagé» pour les victimes. SDF, l’homme sans histoire dormait dans la rue sur des cartons. Un SDF l’a décrit «comme très instable… tout le temps tout seul. Il n'a pas d'amis ici, rien... il parlait tout seul, il gueulait, il chantait. Des fois, il était tout calme, des fois tout timide, des fois tout énervé... Des jours, il passait tête baissée et d’autres il agressait tout le monde à la parole, il était complétement barjot, bien dérangé… C'était un fou, un vrai fou… un tueur d'enfants…»
Au fil des heures, les emballements politiques sont retombés, mais l’extrême-droite et la droite ont pris un rendez-vous pour le débat à venir sur l’immigration et le droit d’asile. Sur ce terrain, la cohésion européenne a du pain sur la planche dans les mois prochains. Quant aux millions de migrants installés en Europe depuis belle lurette, venus du monde arabo-musulman et d’ailleurs, ils seront à nouveau sur la sellette, la petite chaise sur laquelle on fait asseoir les accusés... à la merci d’une étincelle.
Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007), chercheur en économie et sociologie. Il est chargé de recherche du CNRS.
Twitter: @AzouzBegag
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.