Il faut bien dire que les médias internationaux et les réseaux sociaux avaient fini par faire croire à l'impossible: une défaite d'Erdogan à l'élection présidentielle turque et la victoire de la coalition des opposants rassemblés autour d'un vieux politicien de gauche. Ce rêve – ou ce cauchemar, c'est selon – ne s'est pas réalisé.
On comprend la déception et l'amertume des opposants qui fondaient leurs espoirs de victoire sur l'usure du pouvoir, sur le rejet de l'autoritarisme, de la corruption et du népotisme du régime, sur les conséquences sociales de l'inflation galopante, sur la grave crise économique qui sévit dans le pays, et sur l'incurie des pouvoirs publics face aux drames provoqués par le récent tremblement de terre.
Mais rien n'y a fait. Et cela pour au moins deux raisons. D'abord, en vingt ans de pouvoir, Erdogan a véritablement mis la main sur son pays, en modifiant les institutions pour les tenir à sa merci et en mettant au pas tout le système médiatique. Les médias d'opposition ou simplement indépendants ont été fermés. Journalistes libres et hommes politiques d'influence ont été jetés en prison ou réduits à l'exil. Enfin, profitant d'une tentative ubuesque de coup d'État, Erdogan a lancé une gigantesque purge de l'administration, de l’armée et du système judiciaire.
Pourtant, pour s'assurer de la victoire, encore a-t-il fallu que le régime fasse une campagne électorale intense, d'une violence inouïe contre l'opposition, interdite de médias et accusée de «terrorisme». Erdogan a dû sortir le grand jeu, faisant appel au vieux fond turc d'un nationalisme exacerbé mâtiné d'islamisme, à la fierté identitaire des classes populaires et au désir du peuple turc profond d'avoir à sa tête, comme du temps d'Atatürk ou de l'époque des sultans, un chef qui porte l'ambition nationale. C'est sur ce terrain-là, qui correspond à ce qu'il est vraiment, qu'il a gagné. L'historien français Jean-François Colosimo, très fin connaisseur de l'Histoire turque, a eu la formule pertinente. «Les Turcs veulent un sultan, pas un chef jouant les Gandhi et dialoguant avec eux depuis sa cuisine!», a-t-il déclaré dans une brillante interview au Figaro.
Le monde s'interroge: que va faire Erdogan de sa victoire? La réponse est entièrement contenue dans le slogan de sa campagne du deuxième tour: «On continue»
- Hervé de Charette
Désormais, après les félicitations d'usage qui sont venues de toutes les grandes capitales internationales, le monde s'interroge: que va faire Erdogan de sa victoire? La réponse est entièrement contenue dans le slogan de sa campagne du deuxième tour: «On continue». Cela vaut pour la politique intérieure du régime comme pour la politique étrangère de la Turquie.
Il n'y a aucune chance que le système politique autoritaire, quasi dictatorial, d'Erdogan soit remis en cause, mais plutôt une grande probabilité qu'il se durcisse. Les dirigeants de l'opposition, les rares médias qui les ont soutenus, les élus et les personnalités qui se sont engagés derrière la candidature de Kiliçdaroglu ont du souci à se faire. Erdogan ne peut pas ignorer que le pays est profondément divisé. Il fera donc tout pour éliminer les forces politiques qui ont ébranlé la statue du commandeur, et – qui sait, s'inspirant du modèle de Xi Jinping – pour installer durablement son règne.
Car désormais son ambition est tournée vers l'extérieur. On devine que son véritable projet c'est de reconstruire, mais à la manière du XXIe siècle, la puissance internationale qui fut celle de l’Empire ottoman. Il veut entrer dans le cercle étroit des grands dirigeants du monde. Ce faisant, il se présente comme l'héritier et le digne successeur d'Atatürk, dont en même temps il se distingue nettement car, lui, il décroche de l'ancrage occidental et il réaffirme le caractère islamique de la nation turque. Il entend ainsi aller plus loin que son illustre prédécesseur.
Erdogan, qui a parfaitement intégré les nouveaux paradigmes du monde d'aujourd'hui, n'a pas d'allié, ni à l'Ouest ni à l'Est. Il faut donc s'attendre à ce que la diplomatie turque soit plus exigeante et plus imprévisible que jamais. Il faudra se souvenir que 2023, c'est le centenaire du traité de Lausanne par lequel la Turquie a été humiliée au sortir de l'effondrement de l'Empire ottoman et que c'est cela qu'il veut réparer.
Pour l'Europe et pour l'Occident, il vaudrait mieux se rendre compte que la Turquie d'aujourd'hui est davantage tournée vers la Russie ou la Chine que vers Bruxelles ou Washington et que, pour parvenir à ses fins, Erdogan n'aura d'autres limites que les rapports de force. À bon entendeur, salut!
Hervé de Charette est ancien ministre des Affaires étrangères et ancien ministre du Logement. Il a aussi été maire de Saint-Florent-le-Vieil et député de Maine-et-Loire.
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